Take Shelter de Jeff Nichols est certainement né de l’union du Dieu Tree of Life et de la Déesse Melancholia. Les trois films ont été projetés à Cannes l’année dernière, et les trois films en sont repartis couverts de gloire ; Malick avec sa palme, Kirsten Dunst avec son prix d’interprétation féminine et Nichols avec son prix de la critique. Il est connu de tous que, comme l’énonce Aristote : « Le Tout est supérieur à la somme de ses parties ». Ainsi cette fornication a donné naissance à un film contemplatif et apocalyptique, humble et poétique.
Take Shelter est d’abord une confrontation entre silence et bruit. La fille du personnage principal a eu un accident, que nous ignorons, et est devenue sourde. Un dialogue, qui m’a extrêmement touché, explore avec un humour très poétique cette terrible épreuve. Le père rentre du travail, et regarde sa fille dormir ; sa femme le rejoint « J’enlève encore mes chaussures pour ne pas la réveiller-Moi je chuchote encore quand je te parle ». Au fur et à mesure du film, on s’aperçoit que c’est cette fillette de 8 ou 9 ans qui reste le personnage le plus calme alors qu’autour d’elle tout n’est que conflit. A l’extrême opposé de ce premier personnage, le père, Curtis, est quand à lui confronté à une surexposition de nuisances sonores qu’il est d’ailleurs le seul à entendre (avec le spectateur). Des bruits qui vont alimenter la folie du personnage, et qui placent le spectateur dans l’incertitude la plus totale, entre deux univers contradictoires : d’un côté un monde bruyant et violent, celui du père : de l’autre, un monde apaisant et rassurant, celui de la mère et sa fille.
Take Shelter c’est aussi et surtout un film-liberté. Liberté souvent bafouée par les réalisateurs, car ils ne la contrôlent pas, la Liberté du spectateur. Ce film est sans aucun doute destiné à être interprété par chacun. Cette Liberté, trop rare aujourd’hui, passe d’abord par la magnifique bande-son, de David Wingo, qui ne guide pas les sensations du spectateur, mais qui accompagne le récit et en devient un acteur à part entière. Au fur et à mesure que l’intrigue va se créer, des éléments secondaires vont venir s’y greffer et il est finalement impossible pour le spectateur de se prononcer clairement sur les raisons qui poussent Curtis à construire un abri. La fin, ouverte, accentue la liberté intellectuelle du spectateur.
Il est néanmoins difficile de regarder ce film sans penser au poème Correspondances de Baudelaire.
La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.
Premier rapprochement qui se rapporte au paragraphe précédent, l’interprétation permise par l’auteur. Qui peut aujourd’hui prétendre avoir compris ce poème des Fleurs du Mal. Personne, si ce n’est Baudelaire, mais le bougre nous a quitté il y a 145 ans. Chacun l’interprète comme il le souhaite, avec une liberté totale.
Les premiers vers du poème sont marqués par une personnification de la « Nature », dont les « vivants piliers » laissent sortir des « paroles ». Il en est de même dans le film de Nichols. La Nature n’est pas un simple lieu, mais comme dans Tree Of Life, elle devient acteur (principal) du récit. Ici on observe l’infinie grandeur de la Nature, face à l’impuissance humaine (thème Pascalien cette fois-ci). Elle est sublimée par une mise en scène et une photographie somptueuse des éléments qui se déchainent. Nature à la fois effrayante à travers le regard de Curtis mais majestueuse pour Samantha et Hannah (mère et fille).
Ces « forêts de symboles » dont parle Baudelaire, Nichols les transforme en songes. Les rêves du père ponctuent le récit, et sont à l’origine des bouleversements que vont connaitre les trois protagonistes. « Symboles » annonciateurs d’un futur que l’Homme refuse d’accepter, et qui ne peut s’offrir à ces yeux qu’à travers son inconscient et donc le rêve. Ces symboles nous observent avec « des regards familiers » note Baudelaire. Etonnamment les songes de Curtis sont peuplés des êtres et objets qui l’entourent : son chien, sa fille, sa femme, sa maison,… Ces êtres familliers donc.
« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent » écrit Baudelaire, « dans une ténébreuse et profonde unité » : cette unité chez Nichols c’est la famille, ce groupe indissociable formé par trois êtres marqués par les épreuves matérielles (chômage, endettement,…) et immatérielles (maladies, surdité, schizophrénie, paranoïa,…), mais qui restent unis. Cette entité est marquée par une diversité incroyable des sons, absents ou exacerbés ; des couleurs, vives comme la « clarté » ou sombres comme la « nuit ».
Puis, viennent les deux strophes finales sur ce que Baudelaire nomme les « Synesthésies ». Elles désignent les relations entre un Monde spirituel et un monde matériel. Nichols suit le même chemin que Baudelaire ; en effet ce sont bien Samantha et Hannah qui symbolisent ces parfums « verts comme les prairies » et « doux comme les hautboits ». La douceur et le calme de ses deux personnages les rendent garants d’un Monde Matériel. Ce sont bien les parfums « corrompus » de Curtis qui symbolisent le monde Spirituel. Monde qu’il est d’ailleurs le seul à percevoir. Est-ce finalement lui le fou ou tout ceux qui l’entourent, incapables d’ouvrir leurs yeux à ce monde spirituel ? Curtis connait ce « transport de l’esprit et des sens » puisqu’il explique qu’après chacun de ses songes, il ressent les douleurs et il vit les sensations transmises par les rêves.
Dans quelques jours, Mud, nouveau film de Nichols sera présenté en compétition officiel à Cannes. Pour l’instant De Rouille et d’Os domine les débats, mais qui sait pour combien de temps encore.