Il semble que les communicants américains aient déployé un arsenal médiatique sur les territoires dématérialisés de la Toile, et ce dans le but de permettre aux Etats-Unis de légitimer son pré-positionnement stratégique massif sur le territoire des pays européens "alliés" au sein de l'organisation otanienne (Allemagne, Italie, Pays-Bas, Belgique, etc.), dont le sommet de Chicago s'est déroulé le 20 et 21 mai dernier. Cette propagande, plutôt basique dans son contenu, met en lumière que la tactique "psy-ops" ne se fait pas uniquement sur des "théâtres d'opérations" (hard power) mais aussi sur des "théâtres d'occupation" (soft power)...
Cette campagne intervient conjointement dans le débat sur le programme de bouclier anti-missile, qui se concrétise encore plus sûrement cette année par la création du centre de commandement, dont l’installation sur la base aérienne de Ramstein en Allemagne fait suite à l’acceptation par la Turquie en 2011 de l’implantation d’un radar otanien à Kürecik, et l’annonce du stationnement de 4 navires de types Aegis dans le port de Rota en Espagne. Les étapes suivantes seront l’installation d’une base au sol en Roumanie d’ici 2015, et en Pologne d’ici 2018, année où le bouclier sera en théorie complètement opérationnel. Il est à noter que la mise en œuvre du radar sur le sol turc a provoqué de vives contestations de la part de la population et du Premier ministre Erdogan qui refusent que la Turquie, pays membre de l’Otan, subvienne, selon les principes d’un accord vu comme clairement unilatéral, à la protection balistique d’Israël, pays non membre, et que ce dernier ait accès aux données produites par le système ; cela s’ajoute au fait que la Turquie a dénoncé le fait que son voisin iranien soit qualifié d’état-voyou.
Corollairement, dans le Pacifique, les Américains annoncent le retrait de 9.000 Marines de l’île japonaise d’Okinawa qui seront redéployés sur trois secteurs : l’île de Guam, Hawaï et l’Australie. Okinawa est une source de tensions entre le Japon et les États-Unis ; la population japonaise réclamant depuis plusieurs années la fermeture définitive de la base de Futenma, située en pleine zone urbaine.
Une ère nouvelle numérique par le biais des réseaux sociaux permet des révolutions, permet de "ruiner" un pays en quelques clics, permet de gripper le programme de prolifération nucléaire d’un "état-voyou". Cette ère voit de même l’avènement d’une guerre de l’information accélérée et globalisée. Pourquoi ne pas utiliser l’extraordinaire potentialité d’influence de ces réseaux sociaux pour servir les efforts de guerres protéiformes contre des menaces dites hybrides ? Et ce sur des terrains aussi divers que l’ordinateur personnel d’un citoyen, l’esprit du soldat engagé dans une mission pour le "bien commun" avec sa capacité à alimenter de la bonne idéologie…orientée Uncle Sam.
Twitter, Facebook : de tentaculaires alambics pour distiller la "juste" information.
Il est intéressant d’observer les pages et groupes du commandement de l’armée américaine en Europe (EUCOM) sur Twitter et Facebook. Tout d’abord Twitter : on y voit apparaître depuis 4 semaines un fil rouge avec l’entête #100USAREUR. De manière quasi quotidienne, apparaît sur la page, fondu parmi les autres tweets du jour, un insert présentant une des 100 raisons majeures qui expliquent pourquoi les Etats-Unis sont en Europe. A la date de rédaction de cet article, la dix-neuvième raison a été énoncée sur Twitter et relayée sur Facebook.
Au regard de la concision et du caractère immédiat réclamés par l’ergonomie de l’interface Twitter, il apparaît que ce vecteur sert d’amorce, de levier à la diffusion de cette légitimation. Dans le cartouche au sommet de la page siège le logo de l’entité et l’accroche qui définit le produit : "US Army Europe. Positionnée de manière unique pour mettre en avant les intérêts stratégiques américains à travers l’Eurasie, en construisant des équipes, en s’assurant des alliances et en dissuadant les ennemis". Il s’agit donc clairement de défendre et d’étendre l’influence des Etats-Unis et ses intérêts seuls, avec le généreux concours de ses "amis" autochtones de l’Otan.
La page Facebook s’oriente davantage vers un amateurisme calculé qui tend à rendre le contact plus convivial et plus relâché que sur l’interface Twitter. Elle sert de relais et permet, par son ergonomie plus flexible, une plus grande interactivité avec l’usager. Outre le logo des forces armées américaine en Europe en avatar, la page est ornée d’un cliché représentant 6 soldats d’Amérique du Nord et du Vieux Continent ayant pris part à l’exercice Rapid Trident 2011 (de gauche à droite : 1 Américain, 1 Canadien, 1 Britannique, 1 Biélorusse, 1 Polonais et 1 Ukrainien). Une moitié anglo-saxonne et l’autre issue de pays directement situés dans la zone d’influence stratégique et économique russe. La même accroche définissant les objectifs de la présence américaine y est insérée, faisant ainsi écho à la page Twitter.
Après avoir appréhendé le contenant, voyons le contenu, la liqueur qui nous est proposée. Comment s’articulent cette vingtaine de raisons majeures déjà publiée ?
Ainsi les angles d’attaques choisis touchent différentes sensibilités et les alternent pour créer un dogme multi-facettes. Malgré une intelligence dans la conception de cette propagande, il s’avère que la plupart des raisons invoquées demeurent très creuses sur le plan argumentaire et semblent profondément ancrées dans un romantisme angélique, relié à la touche "pathos". Les 4 premières (non numérotées) se réfèrent aux exercices communs interarmes engageant l’armée américaine "taillée pour entraîner, déployer et soutenir de multiples commandements opérationnels" et les camarades otaniens d’Europe, et des partenaires de coopération. Ce quatuor inaugural, et les autres assertions fondées sur la même thématique, font appel à la photo utilisée sur Facebook et appuie sur les touches "camaraderie", "fraternité", "unité d’action" forgée par un entraînement commun face aux ennemis communs, qui menacent les Etats-Unis et l’Occident. Un entraînement qui permet un formatage des unités projetées sur des théâtres d’opérations, tant structurel, que technique lorsque tout doit être calibrés Otan (Etats-Unis) et transparaît dans les usages linguistiques. Pourquoi un groupement tactique français, un battle group, doit, une fois sur deux, arborer un sobriquet anglophone (Raptor, Tiger, Black Rock, Wild Geese) ? On ne dit plus base avancée mais forward operating base (FOB) ; on ne dit plus force opérationnelle mais task force. Tout converge vers les critères américains (Otan), afin de servir les intérêts américains (monde occidental), parce que "l’armée américaine en Europe = des milliers de soldats européens qui travaillent à nos côtés en Afghanistan" (15e raison) et que, relativement à cela, "près de 90% des forces de la coalition en Afghanistan viennent d’Europe" (9e raison).Dans cet inventaire de légitimation, on trouve des motifs beaucoup moins teintés de fraternité car clairement américano-centrés. L’armée américaine en Europe permet à ses "soldats, civils de la défense et leurs familles de vivre des expériences inaccessibles ailleurs dans l’armée" (5e raison) et sert "à maximiser les possibilités d’entraînement, la capacité de déploiement et la qualité de vie des soldats et de leurs familles" (14e raison). Le storytelling se poursuit ici par les touches "famille" et "mode de vie", le fameux American way of life. Une qualité de vie meilleure à préserver, dont la pérennité dépend bien sûr de la défense pré-positionnée des intérêts américains dans le monde occidental.
Dans cette suite de références émotionnelles, surgit immanquablement les références naïves à l’Histoire, qui vit de si nombreuses fois la collaboration de la vieille Europe et des Etats-Unis se jouer sur la scène de la Liberté. En effet, "60 ans à tisser des liens ont produit des dividendes dans la Guerre froide, la guerre du Golfe, en Bosnie, au Kosovo, en Afghanistan, en Irak et en Lybie" (7eraison). A cette raison est joint un lien conduisant à un texte narrant toutes les grandes interventions et coopérations américaines en Europe au cours du XXe siècle et dans la première décennie du nouveau siècle.
Et quelles raisons seraient plus prégnantes, plus évidentes, que celles formulées par les dirigeants américains ? Si le Président Obama ou la secrétaire d’Etat, Hilary Clinton, le disent, cela vaut toutes les justifications du monde, surtout face aux puissances économiquement "inférieures", toutes alliées qu’elles soient. Might is right. Sobrement, Barack Obama explique que les relations américaines avec les alliés et partenaires européens sont "la pierre angulaire de notre [des Etats-Unis] engagement vis-à-vis du monde" (13e raison). Hilary Clinton pose plus directement les jalons stratégiques du positionnement militaire américain en Eurasie, en signifiant que "la sécurité européenne demeure essentielle à la politique étrangère et de sécurité des Etats-Unis" (17e raison), en particulier grâce au programme de bouclier anti-missile.
Plus généralement, même si les "coalitions sont essentielles à la lutte contre les menaces hybrides" (8e raison), comme "la guerre coûte plus chère que la paix" (18e raison), que "les amis ne sont pas gratuits, et les ennemis et pays neutres peuvent revenir chers" (16e raison), que "il est plus économique de créer des alliances que de combattre des ennemis" (20e raison, écho de la 16e), il est préférable pour le monde occidental, avide de liberté et de tranquillité face aux adversaires par-delà l’axe du Mal, de laisser faire les professionnels pour réduire les coûts et empêcher le "dilettantisme" de petites armées de retarder la pacification planétaire. Sachant que "la zone de responsabilité de l’armée américaine en Europe s’étend sur 3 continents, 20 million de km2, 1/8 de la population mondiale et 1/4 du produit intérieur brut mondial" (6e raison), est-il raisonnable de nier l’évidence : We need you, America ! Please, come on !
A travers toutes les raisons invoquées jusqu’à ce jour, on distingue par incidence le socle indéfectible de l’idéologie civilisationnelle des Etats-Unis : le messianisme, qu’on retrouve dans le "nation building". En tant que pays élu de Dieu, il est le seul à apporter la vérité, la connaissance et le mode de vie idoine aux nations et aux peuples "amis", et la paix et le mode de vie idoine dans les pays qui n’arrivent pas à marquer leur autonomie. Seuls les Etats-Unis savent entraîner des troupes, choisir ses ennemis comme ses amis, ont des intérêts souverains à défendre et une mécanique régalienne à mettre en œuvre.
Somme toute devraient encore échoir 80 raisons de la présence militaire américaine en Europe. Notons qu’aucune raison n’a été publiée durant le sommet du G8 à Camp David, résidence de villégiature des présidents américains et le sommet de l’Otan à Chicago.
Pour conclure, nous pouvons souligner que cette campagne/propagande s'effectuant unilatéralement en anglais, ne respecte pas culturellement les peuples vers qui ces messages sont dirigés. Mais peut être que le caractère basique de leur contenu est adapté à l'outil tout aussi basique de la traduction automatique de Google ?
Robert ENGELMANN et Stéphane GAUDIN
NOTES :
Chronologie de la propagande US : "TOP 100 REASONS THE US ARMY IS IN EUROPE"
24 avril
(1.) US Army in Europe is tailored to train, deploy & support multiple combatant commanders.
http://www.eur.army.mil/news/2012/04062012-chief-of-staff...
25 avril
(2.) 172nd Inf Bde is inAfghanistanside by side with partner forces it trained with in Europe.
http://www.flickr.com/photos/usarmyeurope_images/sets/721...
26 avril
(3.) 172nd Infantry trained to deploy with 768 troops from 16 European nations & Afghan army.
26 avril
(4.) During its predeployment Mission Rehearsal Exercise, Soldiers of...
http://www.flickr.com/photos/usarmyeurope_images/sets/721...
27 avril
5. Soldiers, civilian employees and families inEuropegain experiences not available elsewhere in our Army.
30 avril
6. USAREUR Area of Responsibility spans 3 continents, 8 million square miles, 1/8th of world population & 1/4th of world GDP.
http://www.eucom.mil/mission/the-region/overview
1 mai
7. 60 years of building relationships paid dividends in the Cold War, the Gulf War, Bosnia, Kosovo, Afghanistan, Iraq & Libya.
http://www.eur.army.mil/organization/history.htm
2 mai
8. Coalitions are essential in countering hybrid threats.
http://www.ndu.edu/press/nato-countering-hybrid-threat.html
3 mai
9. Nearly 90% of coalition forces in Afghanistancome from Europe.
4 mai
10. U.S. Army Europe conducts nearly 1,000 theater security cooperation events each year.
7 mai
11. Coalition forces deploying toAfghanistanprepare in Mission Rehearsal Exercises @ Joint Multinational Training Command here
8 mai
12. U.S. Army Europe has transformed into a smaller, more agile force that deploys from sanctuary in Europe to support U.S.combatant commands.
http://www.centcom.mil/news/soldiers-in-afghanistan-focus...
9 mai
13. President Obama saidUSrelationship with European allies and partners is "the cornerstone of our engagement with the world".
10 mai
14. USAREUR forces are stationed to maximize training opportunities, deployability and quality of life for Soldiers and families.
11 mai
15. US Army Soldiers in Europe = thousands of European Soldiers working alongside us in Afghanistan.
15 mai
16. Friends are not free, and enemies/neutral countries can be expensive.
16 mai
17. Secretary of State Hillary Clinton said "European security remains an anchor of U.S.foreign and security policy."
17 mai
18. War costs more than peace
http://www.eur.army.mil/news/2010/10202010-saber-strike.htm
18 mai
19. Last year, USAREUR forces prepared 2 Polish brigades, 2 Romanian battalions & 2 Georgian battatlions for ISAF deployment.
21 mai
20. It is cheaper to make allies than to fight enemies
http://www.eur.army.mil/news/archive2011/features/0607201...
22 mai
21. It is cheaper to engage than to invade.
23 mai
22. We are fighting above our weight class.
http://www.eur.army.mil/news/2010/03262010-mre.htm
24 mai
23. The total European contribution to Afghanistan since 2001 comes to more than $14 billion.
http://www.eur.army.mil/news/archive2011/10262011-fste.htm
25 mai
24. POTUS said "Neither Europe nor US can confront the challenges of our time without the other." (Twitter)
28 mai
25. We are stronger together. We act collectively to address common security challenges. (Twitter)