Nos défaites ne prouvent rien
Quand ceux qui luttent contre l’injustice
Montrent leurs visages meurtris
Grande est l’impatience de ceux
Qui vivent en sécurité.
De quoi vous plaignez-vous ? demandent-ils
Vous avez lutté contre l’injustice !
C’est elle qui a eu le dessus,
Alors taisez-vous
Qui lutte doit savoir perdre !
Qui cherche querelle s’expose au danger !
Qui professe la violence
N’a pas le droit d’accuser la violence !
Ah ! Mes amis
Vous qui êtes à l’abri
Pourquoi cette hostilité ? Sommes-nous
Vos ennemis, nous qui sommes les ennemis de l’injustice ?
Quand ceux qui luttent contre l’injustice sont vaincus
L’injustice passera-t-elle pour justice ?
Nos défaites, voyez-vous,
Ne prouvent rien, sinon
Que nous sommes trop peu nombreux
À lutter contre l’infamie,
Et nous attendons de ceux qui regardent
Qu’ils éprouvent au moins quelque honte.
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Un des derniers textes écrits par Bertolt BRECHT : Le poème aux jeunes.
Je vécus dans les villes au temps des désordres et de la famine
Je vécus parmi les hommes au temps de la révolte
Et je m’insurgeais avec eux
Ainsi passa le temps qui me fut donné sur la Terre
Je mangeais en pleine bataille
Je me couchais parmi des assassins
Négligemment je faisais l’amour et je dédaignais la nature
Ainsi passa le temps qui me fut donné sur la Terre
De mon temps les rues conduisaient aux marécages
La parole me livra aux bourreaux
J’étais bien faible mais je gênais les puissants
Ou du moins je le crus
Ainsi passa le temps qui me fut donné sur la Terre
Les forces étaient comptées
Le but se trouvait bien loin il était visible pourtant
Mais je ne pouvais pas en approcher
Ainsi passa le temps qui me fut donné sur la Terre
Vous qui surgirez du torrent où nous nous sommes noyés
Songez quand vous parlez de nos faiblesses
A la sombre époque dont vous êtes sortis
Nous traversions les luttes de classes
Changeant de pays plus souvent que de souliers
Désespérés que la révolte ne mît pas fin à l’injustice
Nous le savons bien
La haine de la misère creuse les rides
La colère de l’injustice rend la voix rauque
Ô nous qui voulions préparer le terrain de l’amitié
Nous ne sûmes pas devenir des amis
Mais vous quand l’heure viendra où l’homme aide l’homme
Pensez à nous avec indulgence
Pour ceux qui souhaitent la version intégrale :
A ceux qui viendront après nous.
I
Vraiment, je vis en de sombre temps ! Un langage sans malice est signe De sottise, un front lisse D’insensibilité. Celui qui rit N’a pas encore reçu la terrible nouvelle.
Que sont donc ces temps, où Parler des arbres est presque un crime Puisque c’est faire silence sur tant de forfaits ! Celui qui là-bas traverse tranquillement la rue N’est-il donc plus accessible à ses amis Qui sont dans la détresse ?
C’est vrai : je gagne encore de quoi vivre. Mais croyez-moi : c’est pur hasard. Manger à ma faim, Rien de ce que je fais ne m’en donne le droit. Par hasard je suis épargné. (Que ma chance me quitte et je suis perdu.)
On me dit : mange, toi, et bois ! Sois heureux d’avoir ce que tu as ! Mais comment puis-je manger et boire, alors Que j’enlève ce que je mange à l’affamé, Que mon verre d’eau manque à celui qui meurt de soif ? Et pourtant je mange et je bois.
J’aimerais aussi être un sage. Dans les livres anciens il est dit ce qu’est la sagesse : Se tenir à l’écart des querelles du monde Et sans crainte passer son peu de temps sur terre. Aller son chemin sans violence Rendre le bien pour le mal Ne pas satisfaire ses désirs mais les oublier Est aussi tenu pour sage. Tout cela m’est impossible : Vraiment, je vis en de sombre temps !
II
Je vins dans les villes au temps du désordre Quand la famine y régnait. Je vins parmi les hommes au temps de l’émeute Et je m’insurgeai avec eux. Ainsi se passa le temps Qui me fut donné sur terre.
Mon pain, je le mangeais entre les batailles, Pour dormir je m’étendais parmi les assassins. L’amour, je m’y adonnais sans plus d’égards Et devant la nature j’étais sans indulgence. Ainsi se passa le temps Qui me fut donné sur terre.
De mon temps, les rues menaient au marécage. Le langage me dénonçait au bourreau. Je n’avais que peu de pouvoir. Mais celui des maîtres Etait sans moi plus assuré, du moins je l’espérais. Ainsi se passa le temps Qui me fut donné sur terre.
Les forces étaient limitées. Le but Restait dans le lointain. Nettement visible, bien que pour moi Presque hors d’atteinte. Ainsi se passa le temps Qui me fut donné sur terre.
III
Vous, qui émergerez du flot Où nous avons sombré Pensez Quand vous parlez de nos faiblesses Au sombre temps aussi Dont vous êtes saufs.
Nous allions, changeant de pays plus souvent que de souliers, A travers les guerres de classes, désespérés Là où il n’y avait qu’injustice et pas de révolte.
Nous le savons : La haine contre la bassesse, elle aussi Tord les traits. La colère contre l’injustice Rend rauque la voix. Hélas, nous Qui voulions préparer le terrain à l’amitié Nous ne pouvions être nous-mêmes amicaux.
Mais vous, quand le temps sera venu Où l’homme aide l’homme, Pensez à nous Avec indulgence.
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Poème sur une jeune noyée
Lorsqu’elle fut noyée et dériva
De ruisseaux en plus grandes rivières
L’opale du ciel prit un ton étrange
Comme s’il devait apaiser le cadavre.
Varech et algues s’enroulèrent à elle
Et peu à peu elle s’alourdit
Les poissons glacés glissaient près de sa jambe
Plantes et animaux alourdirent encore son dernier voyage.
Et le soir, le ciel s’assombrit comme de la fumée
Et la nuit, il tint avec les étoiles, la lumière en échec.
La clarté toutefois se fit tôt, afin
Que pour elle aussi il y ait un matin et un soir.
Lorsque son corps pâle fut pourri dans l’eau
Il arriva (cela se fit lentement) que Dieu l’oublia peu à peu
Tout d’abord son visage, puis les mains et enfin sa chevelure.
Alors elle devint charogne parmi les charognes des rivières.
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L’heure n’est pas à la poésie
Je sais bien: On n’aime que
Les gens heureux. Leur voix
Nous plaît. Leur visage est beau.
L’arbre étiolé de la cour
Dénonce l’aridité du sol, mais
Les passants le traitent d’estropié
A juste titre.
Je ne vois
Ni les bateaux verts ni les joyeuses voiles du Sund. De tout cela
Je ne vois que le filet déchiré des pêcheurs.
Pourquoi ne parlé-je que
De la quadragénaire qui chemine le dos voûté?
Les seins des jeunes filles
Sont chauds comme aux temps passés.
Une rime dans ma chanson
Me semblerait presque être une insolence.
En moi s’affrontent
L’enthousiasme à la vue du pommier en fleurs
Et l’effroi lorsque j’entends les discours du barbouilleur.*
Mais seul le second
Me pousse à ma table de travail.
—-
(*Brecht aimait utiliser ce sobriquet pour désigner Hitler qui voulait devenir peintre en suivant l’Ecole des Beaux-Arts de Vienne.)
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ELOGE DE LA DIALECTIQUE
L’injustice aujourd’hui s’avance d’un pas sûr.
Les oppresseurs dressent leurs plans pour dix mille ans.
La force affirme: les choses resteront ce qu’elles sont.
Pas une voix, hormis la voix de ceux qui règnent,
Et sur tous les marchés l’exploitation proclame: c’est maintenant que je commence.
Mais chez les opprimés beaucoup disent maintenant :
Ce que nous voulons ne viendra jamais.
Celui qui vit encore ne doit pas dire : jamais!
Ce qui est assuré n’est pas sûr.
Les choses ne restent pas ce qu’elles sont.
Quand ceux qui règnent auront parlé,
Ceux sur qui ils régnaient parleront.
Qui donc ose dire: jamais ?
De qui dépend que l’oppression demeure? De nous.
De qui dépend qu’elle soit brisée? De nous.
Celui qui s’écroule abattu, qu’il se dresse!
Celui qui est perdu, qu’il lutte !
Celui qui a compris pourquoi il en est là, comment le retenir?
Les vaincus d’aujourd’hui sont demain les vainqueurs
Et jamais devient: aujourd’hui.
(traduction Maurice Regnaut)
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On dit que tu ne veux plus travailler avec nous
Tu ne veux plus travailler avec nous, nous dit-on.
Tu es fourbu, tu ne peux plus te traîner.
Tu es trop las.
Tu es au bout de ton rouleau.
On ne saurait exiger de toi encore quelque action.
Sache-le donc :
Nous l’exigeons.
Si tu es las, si tu t’endors
Personne ne viendra t’éveiller et te dire :
Debout le repas est prêt.
Pourquoi le repas serait-il prêt?
Si tu ne peux plus te traîner
Tu resteras couché. Personne
N’ira te chercher et te dire :
Une révolution a eu lieu. Les usines
T’attendent.
Pourquoi y aurait-il eu une révolution?
Quand tu mourras, on te mettra en terre
Que ta mort soit ta faute ou non.
Tu dis:
J’ai trop lutté et je ne peux plus me battre.
Ecoute:
Si tu ne peux plus lutter, tu périras
Que ce soit ta faute ou non.
Tu dis: j’ai trop longtemps vécu d’espoir, je ne suis
plus capable d’espérer.
Et qu’espérais-tu donc?
Que la lutte serait facile?
Ce n’est pas le cas.
Notre situation est pire que ce que tu croyais.
Voici notre situation:
A moins d’accomplir des actions surhumaines
Nous sommes perdus.
A moins de pouvoir faire ce que nul ne peut exiger
Nous périrons.
Nos ennemis attendent le moment
Où nous laisserons tomber les bras.
Plus le combat est acharné
Et plus las sont les combattants.
Les combattants trop las perdront cette bataille
(Traduction Gilbert Badia et Claude Duchet)
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LA CROISADE DES ENFANTS 1939
En l’an trente-neuf, en Pologne,
Il y eut un combat d’enfer
Qui de nombreux hameaux et villes
Ne laissa plus rien qu’un désert.
La soeur alors perdit le frêre,
La femme le mari ; I’enfant,
Entre les flammes et les ruines,
Ne retrouva plus les parents.
Plus rien n’est venu de Pologne,
Rien au courrier, rien au journal.
Mais il court une étrange histoire
Dans tout le monde oriental.
C’était à l’Est, un soir de neige,
Dans une ville on raconta
De quelle manière, en Pologne,
Une croisade commença.
A petits pas, par maigres troupes,
Des enfants affamés allaient,
Rencontrant dans les bourgs en ruines
D’autres enfants qu’ils emmenaient.
lls voulaient fuir, fuir ces batailles,
Ce cauchemar, fuir à jamais,
Ils voulaient un beau jour atteindre
Un pays où règne la paix.
Un jeune chef marchait en tête,
Ce qui leur donnait de l’entrain.
Mais grande était son inquiétude :
Quel chemin ? Il n’en savait rien.
Une enfant de onze ans traînait
Un de quatre ans, mais elle avait
Tout d’une véritable mère,
Seul manquait un pays en paix.
Un petit Juif était du nombre,
Il portait un col de velours,
Toujours nourri de pain très blanc,
Il tenait bon au long des jours.
Du nombre aussi étaient deux frères,
Tous deux stratèges de génie,
Ils forçaient des cabanes vides,
Seule les en chassait la pluie.
Et dans la campagne, à l’écart,
Marchait un malingre au teint gris.
Il venait, tare épouvantable,
D’une ambassade des nazis.
Un jeune musicien trouva,
Au fond d’un magasin détruit,
Un tambour, mais qu’il ne put battre,
Car le bruit les aurait trahis.
Et les accompagnait un chien,
Pour le tuer on l’avait pris,
A présent fallait le nourrir,
Nul n’ayant pu prendre sur lui.
Il y eut un maître d’école,
Un élève qui s’appliquait,
Qui sur la carcasse d’un tank
Ecrivit presque le mot paix.
Il y eut aussi un concert.
Un torrent faisait tel fracas
Qu’au bord on put battre tambour,
Sans que personne entende, hélas.
Il y eut aussi un amour.
Elle douze ans, lui trois de mieux.
Au milieu d’une ferme en ruines,
Elle lui peigna les cheveux.
Mais cet amour ne put survivre,
Il vint des froids beaucoup trop grands :
Comment pourrait fleurir la plante
Sur qui la neige tombe tant ?
Il y eut aussi une guerre,
Car une autre bande existait,
Guerre qui prit fin simplement,
Puisque rien ne la motivait.
On se battait autour des ruines
De la maison d’un garde-voie,
L’un des partis vit que ses vivres
Avaient fondu sans qu’il le voie.
A peine eut-il appris la chose,
L’autre parti leur fit porter
Un plein sac de pommes de terre,
Car ventre creux ne peut lutter.
Il y eut même un tribunal,
Par deux cierges illuminé,
L’audience n’alla pas sans mal,
Le juge enfin fut condamné.
D’un garçon au col de velours,
Se déroula l’enterrement
Et dans la terre le portèrent
Deux Polonais, deux Allemands.
Nazi, protestant, catholique,
Tous étaient là et pour finir
Parla un jeune communiste,
Des vivants, de leur avenir.
Foi, espoir, rien ne leur manquait,
Que la viande et le pain. Celui
Qui veut les accuser de vol
Leur a-t-il offert un abri ?
Et n’accusez pas l’homme pauvre
Qui ne les a point invités :
Pour cinquante il faut abondance
De farine et non de bonté.
Quand ils sont deux, ou trois encore,
On les accueille volontiers,
Mais devant un nombre pareil,
On referme sa porte à clé.
De la farine, ils en trouvèrent
Dans les décombres d’une ferme.
Une enfant mit un tablier,
Durant sept heures pétrit ferme,
La pâte fut bien travaillée,
Le bois pour le feu bien fendu,
Pas une miche ne leva,
Cuire le pain, nul n’avait su.
Ils se dirigeaient vers le Sud.
Le Sud, c’est quand il est midi
L’endroit où le soleil se trouve,
On marche alors tout droit sur lui.
Il y eut un soldat blessé
Qu’ils trouvèrent sous un sapin.
Pendant sept jours ils le soignèrent
Pour qu’il leur montre le chemin.
Puis il leur dit: Vers Bilgoray
Mais tant de fièvre le fit taire,
Au huitième jour il mourut
Et lui aussi ils l’enterrèrent.
Et les poteaux indicateurs,
Ceux qui restaient étaient couverts
De neige et n’indiquaient plus rien :
Tous étaient tournés à l’envers.
Ce n’était pas plaisanterie,
C’était pour raisons militaires.
Mais eux qui cherchaient Bilgoray,
En vain, en vain ils le cherchèrent.
Ils étaient là, autour du chef.
Loin dans la neige il regarda,
Puis tendit sa petite main
Et dit: Ça doit être là-bas.
Une fois, dans la nuit, ils virent
Un feu et partirent ailleurs.
Une fois passèrent trois tanks
Et des soldats à l’intérieur.
Une fois ce fut une ville
Qui leur fit faire un long détour.
Tant qu’ils eurent la ville en vue,
Ils ne marchèrent pas de jour.
Au sud de l’ancienne Pologne,
Dans le vent de neige et le froid,
On a vu les cinquante-cinq
Pour la dernière fois.
Quand je ferme les yeux,
Je les vois qui cheminent
Des ruines d’un hameau
Vers un hameau en ruines.
Je vois au-dessus d’eux, là-haut dans les nuages,
Des cortèges nouveaux, des cortèges sans fin !
Avançant avec peine au milieu des vents froids,
Ceux qui sont sans patrie et qui vont sans chemin,
Qui cherchent le pays en paix,
Sans tonnerre, sans incendie,
Tout autre que ceux d’où ils viennent,
Leur cortège grandit, grandit,
Et bientôt dans le crépuscule
Il ne reste plus identique :
Je vois d’autres petits visages,
Espagnols, français, asiatiques !
En Pologne, ce janvier-là,
Fut trouvé un chien vagabond
Qui promenait à son cou maigre
Une pancarte de carton.
Sur elle était écrit: A l’aide !
Nous ne savons plus le chemin
Et nous sommes cinquante-cinq.
Vous n’avez qu’à suivre le chien.
Si vous ne pouvez pas venir,
Chassez-le.
Ne tirez pas sur lui,
Lui seul connait le lieu.
C’était écrit par un enfant.
Des paysans l’ont lu.
Une année et demie est passée à présent.
Le chien est mort de faim.