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Jiddu Krishnamurti : Que signifie être ?

Par Unpeudetao

Mardi 19 avril 1983.

Cet hiver, il a plu presque constamment depuis trois mois. La Californie a un climat assez extravagant. La terre y est noyée de pluies ou subit une sécheresse absolue. Il y a eu de grands orages et quelques rares jours de soleil. Hier il a plu toute la journée et ce matin les nuages sont bas et le temps est plutôt triste. La pluie d’hier a battu toutes les feuilles. La terre est très mouillée. Les arbres et ce magnifique chêne doivent se demander ce qu’est devenu le soleil. Ce matin, alors que les nuages cachent les montagnes et les collines presque jusqu’au fond de la vallée, surgit la question: que signifie être sérieux ? À quoi correspondrait un esprit ou un cerveau très calme et sérieux? Sommes-nous jamais sérieux? Ou vivons-nous toujours dans un monde de superficialité, allant de-ci de-là, nous battant, nous disputant violemment au sujet de choses triviales.

Que serait un cerveau très éveillé, non limité par ses propres pensées, ses souvenirs, ses évocations ? Qui serait libre de toute l’agitation de la vie, de la douleur, de l’angoisse et de la souffrance sans fin ? Pourrait-il exister un esprit totalement libre, qui ne soit pas déformé par les influences, par l’expérience et par l’immense accumulation de savoir ? Le savoir est du temps ; apprendre exige du temps. Pour apprendre à jouer du violon, il faut une patience infinie, des mois d’exercices, des années de concentration fervente. Acquérir un savoir-faire, devenir un athlète, créer un bon moteur ou se rendre sur la lune, tout cela exige du temps. Mais y a-t-il quelque chose à apprendre au sujet de la psyché, de ce que nous sommes, toutes les inconstances, les complexités de nos actions, de nos réactions, l’espoir, l’échec, la peine et la joie, qu’y a-t-il à apprendre dans tout cela ? Ainsi que nous l’avons dit, dans un certain domaine de notre existence physique, il faut du temps pour recueillir le savoir et agir à partir de celui-ci. Serait-ce que nous utilisons ce même principe, ce même mouvement du temps, dans le monde psychologique ? Là aussi, nous nous disons que nous devons apprendre ce qui se passe en nous, nos réactions, notre comportement, nos exaltations et nos dépressions, nos idéations; nous pensons que cette connaissance aussi exige du temps.

On peut étudier ce qui est limité, mais pas l’illimité. Et nous nous essayons alors à étudier le champ entier du psychisme, et disons que cela exige du temps. Mais dans ce domaine le temps est peut-être une illusion, il peut être un ennemi. La pensée crée l’illusion, et cette illusion évolue, grandit et s’étend. Il est probable que l’illusion de toute l’activité religieuse a commencé très simplement, et maintenant voyez où elle en est, avec cet immense pouvoir, ces possessions, cette grande accumulation d’oeuvres d’art, de richesses, et cette hiérarchie religieuse qui exige l’obéissance et vous exhorte à une plus grande foi. Tout cela est l’évolution de l’illusion, son expansion et sa culture qui se sont développées au cours des siècles. Et le psychisme est tout le contenu de la conscience, la mémoire de toutes choses passées et mortes. Nous attachons une telle importance à la mémoire ! Le psychisme est mémoire. Toute tradition n’est en fait que le passé. Nous nous y attachons désespérément, cherchons à la connaître dans tous ses aspects, pensant que cette étude exige du temps, comme celle des autres domaines.

Je me demande si nous nous posons jamais la question d’un arrêt possible du temps – le temps de devenir, le temps de s’accomplir. Y a-t-il quoi que ce soit à apprendre à ce sujet ? Ou peut-on voir que le mouvement entier de cette mémoire illusoire, qui semble si réelle, peut prendre fin ? Si le temps peut s’arrêter, quelle est alors la relation entre ce qui est au-delà du temps et toutes les activités physiques du cerveau, telles que la mémoire, le savoir, les souvenirs et les expériences ? Quel rapport y a-t-il entre ces deux domaines ? Comme nous l’avons souvent dit, le savoir et la pensée sont limités.
Ce qui est limité ne peut avoir de relation avec l’illimité. Toutefois, l’illimité peut avoir une sorte de rapport avec ce qui est limité, mais cette communication sera toujours partielle, étroite et fragmentaire. Si l’on a l’esprit mercantile, on peut se demander l’utilité de tout ceci, l’utilité de l’illimité, en quoi cela peut être utile à l’homme. Nous voulons toujours une récompense. Nous vivons sur le principe de la punition et de la récompense, comme des chiens dressés que l’on récompense quand ils obéissent. Et nous sommes presque semblables à eux puisque nous voulons être récompensés pour nos actions, notre obéissance, etc. Une telle exigence naît du cerveau limité.

Le cerveau est le centre de la pensée, laquelle est toujours limitée, en toutes circonstances. Elle peut inventer l’extraordinaire, le théorique, l’incommensurable, mais son invention sera toujours limitée. Voilà pourquoi il faut être complètement libre à l’égard du travail et du labeur de la vie, comme de l’activité égocentrique, pour que l’illimité puisse être. L’incommensurable ne peut se mesurer par des mots. Nous essayons toujours de l’inclure dans le cadre des mots, pourtant le symbole n’est pas ce qui est. Mais nous vénérons le symbole, vivant ainsi toujours dans une condition limitée. Comme les nuages sont en suspens au-dessus des arbres et que les oiseaux se taisent dans l’attente de l’orage, ce matin convient à une réflexion sérieuse, remettant en question l’existence toute entière, les dieux eux-mêmes et toute l’activité humaine. Nos vies sont si courtes, et durant ce petit laps de temps il n’y a rien à apprendre sur le champ du psychisme, le mouvement de la mémoire ; nous ne pouvons que l’observer. L’observer sans mouvement de la pensée, l’observer sans le temps, sans savoir passé, sans l’observateur qui est l’essence du passé. Simplement regarder. Regarder ces nuages qui se forment et se reforment, les arbres, les petits oiseaux. Tout cela fait partie de la vie.

Quand on regarde attentivement, assidûment, il n’y a rien à apprendre. Il n’y a que cet immense espace, le silence et le vide, l’énergie dévorante.

Jiddu Krishnamurti (1895-1986).
(Dernier Journal de Krishnamurti).

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