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En attendant la refonte du droit européen de la commande publique, la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) précise le régime des offres anormalement basses, imprécises ou non conformes aux spécifications techniques du cahier des charges.
A l’heure où les propositions de directive marchés publics et concessions sont vivement discutées au Parlement européen, laissant une certaine incertitude sur la portée des apports proposés par la Commission, la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) continue son œuvre de clarification du droit européen des contrats publics existant. Un arrêt rendu le 29 mars 2012 (aff. C 599/10) l’illustre encore : la CJUE profite d’un renvoi préjudiciel pour préciser d’une façon particulièrement pédagogue le régime européen des offres imprécises, « non conformes aux spécifications techniques du cahier des charges » (ci-après « non conformes ») et anormalement basses.
En l’espèce, NDS, une société contrôlée à 100 % par l’Etat slovaque, avait lancé une procédure d’appel d’offres restreint en vue d’un marché public de fourniture de services de perception de péages sur les autoroutes et certaines routes d’une valeur estimée de plus de 600 millions d’euros.
Au cours de la procédure, NDS a adressé des demandes de clarifications à deux candidats portant notamment sur les prix anormalement bas des offres soumises. Les intéressés, bien qu’ayant répondu, ont été exclus de la procédure au motif :
- que leurs explications étaient insuffisantes ;
- qu’ils méconnaissaient certaines conditions fixées par le cahier des charges ;
- de l’absence de production de certificats pour des installations non encore homologuées.
Les sociétés ont contesté les décisions d’éviction devant l’Office des marchés publics slovaque. Ce dernier a rejeté le moyen de NDS fondé sur l’absence de production de certificats mais a estimé recevables les motifs tirés des explications insuffisantes du prix anormalement bas et de la méconnaissance de certaines conditions fixées par le cahier des charges.
Saisie à son tour, la cour régionale de Bratislava a rejeté les recours des candidats évincés lesquels ont donc interjeté appel devant la Cour suprême de la République slovaque. Dans le même temps, une procédure en manquement était menée par la Commission européenne concernant la procédure d’appel d’offres en cause au principal.
La Cour suprême a sursis à statuer et a saisi la CJUE d’un renvoi en interprétation au titre de l’article 267 TFUE, par décision du 9 novembre 2010 afin de savoir dans quelle mesure les pouvoirs adjudicateurs qui s’estiment en présence d’une offre anormalement basse, imprécise ou non conforme, lors d’une procédure d’appel d’offres restreint, sont tenus de demander des éclaircissements au candidat en cause, dans le respect des dispositions des articles 2 et 55 de la directive 2004/18.
Dans l’arrêt du 29 mars 2012, la CJUE a, d’abord, estimé que l’article 55 exige du législateur national de prévoir, dans l’hypothèse d’une offre proposant un prix anormalement bas, que le pouvoir adjudicateur demande par écrit au candidat en cause de clarifier sa proposition. Il appartiendra au juge national, s’il est saisi, de vérifier si la demande d’éclaircissement a permis au candidat concerné d’expliquer à suffisance la composition de son offre.
Elle a, ensuite, développé le traitement des offres imprécises ou non conformes au regard de l’article 2 de la directive 2004/18, pour agréer une disposition du droit national prévoyant la possibilité pour le pouvoir adjudicateur de demander aux candidats de clarifier leur offre sans toutefois demander ou accepter une modification de l’offre. Cependant, elle a spécifié qu’il incombe à l’acheteur « de traiter les différents candidats de manière égale et loyale, de telle sorte que la demande de clarification ne puisse pas apparaître, à l’issue de la procédure de sélection des offres et au vu du résultat de celle-ci, comme ayant indûment favorisé ou défavorisé le ou les candidats ayant fait l’objet de cette demande ».
Au-delà de l’intérêt du contenu des principes ainsi exposés, notre attention ne peut qu’être attirée par leur proximité avec le contenu de la réforme communautaire engagée depuis le 20 décembre 2011.
Nonobstant cet aspect, l’étude portera sur l’apport de cet arrêt concernant, d’abord, l’exigence de demander au candidat de préciser la composition de son offre apparemment anormalement basse (I) et, ensuite, le régime de l’offre imprécise ou non conforme aux spécifications techniques du cahier des charges (II).
I – L’exigence de demander au candidat de préciser la composition de son offre apparemment anormalement basse
La Cour de justice précise les intentions du législateur de l’Union à travers l’article 55 de la directive 2004/18. Elle réaffirme, en tout premier lieu, qu’en présence d’une offre lui semblant anormalement basse, le législateur a l’obligation de demander au candidat de lui fournir les justifications nécessaires pour prouver que son offre est sérieuse1. Ce n’est qu’en deuxième lieu que l’acheteur public peut éventuellement la rejeter. Dès lors, la disposition s’oppose à la position d’un pouvoir adjudicateur qui considérerait qu’il ne lui incombe pas de demander au candidat d’expliquer un prix anormalement bas.
La CJUE ajoute que la liste2 des domaines sur lesquels les précisions peuvent porter n’est pas exhaustive sans toutefois être purement indicative. Les pouvoirs adjudicateurs ne sont donc pas libres de déterminer les critères leur permettant de rejeter les offres apparaissant anormalement basses : ils doivent « formuler clairement » la demande adressée aux candidats afin que ces derniers puissent justifier « pleinement et utilement » le sérieux de leurs offres. Le juge européen laisse cependant au juge national le soin d’apprécier si l’acheteur public a effectivement mis le candidat en mesure de s’expliquer quant à la composition de son offre.
En tout état de cause, la solution s’inscrit dans la jurisprudence constante interdisant aux États membres de mettre en place des dispositions prévoyant l’exclusion d’office de certaines offres déterminées selon un critère mathématique3. En effet, poursuivant deux objectifs essentiels : éviter l’arbitraire de l’autorité adjudicatrice et garantir une saine concurrence entre les entreprises4, la législation nationale doit nécessairement prévoir ce « débat contradictoire effectif », entre l’acheteur public et le candidat.
Le principe de l’interdiction de l’exclusion d’office étant bien acquis de même que l’exigence pour le droit national d’introduire l’obligation du débat, reste cependant la question des critères de détermination de la présence d’une offre anormalement basse qui déclenche cette procédure. Or, pour l’heure, dans le silence de la directive et de la CJUE, le flou juridique demeure avec son pesant d’insécurité juridique.
Il faut dès lors saluer le chiffrage des offres anormalement basses proposé par la Commission au sein de la future directive relative aux marchés publics.
Ainsi l’article 69 de la proposition énonce trois conditions cumulatives :
- le prix ou le coût facturé est inférieur de plus de 50 % au prix ou coût moyen des autres offres ;
- il est aussi inférieur de plus de 20 % au prix ou coût de la deuxième offre la plus basse ;
- au moins cinq offres ont été soumises.
Certes, les seuils sont discutables. La CCIP a d’ailleurs proposé de réduire de 50 % à 10 % le premier; de supprimer le deuxième et de n’exiger la présentation que de trois offres au lieu de cinq5. Toutefois, la démarche a le mérite de combler un vide juridique.
II – Le régime de l’offre imprécise ou non conforme aux spécifications techniques du cahier des charges
Comme le rappelle la Cour, la directive 2004/18 ne comporte aucune disposition concernant la suite à donner au constat, par le pouvoir adjudicateur, dans le cadre de la procédure d’appel d’offres restreint, que l’offre d’un candidat est imprécise ou non conforme.
Les principes européens d’égalité de traitement et de transparence tels qu’ils sont inscrits dans le succinct
article 2 de la directive 2004/18 impliquent cependant qu’en procédure restreinte, à l’issue de la sélection des candidats, les offres remises ne peuvent plus être modifiées.
Quid, dans ces conditions, de la demande d’éclaircissements de la part du pouvoir adjudicateur à un candidat auteur d’une offre estimée imprécise ou non conforme ?
En droit interne, en matière de procédure négociée, une telle offre est éliminée d’office en vertu de l’article 53 du Code des marchés publics. Le Conseil d’Etat a cependant infléchi ce principe en estimant que pouvait intervenir sans porter atteinte au principe de l’intangibilité des offres, la rectification d’une erreur purement matérielle6.
Dans le même sens, la CJUE interprète la directive 2004/18 comme autorisant, le pouvoir adjudicateur, après avoir pris connaissance de l’ensemble des offres7, de demander par écrit et de manière équivalente pour tous les candidats qui se trouvent dans la même situation, de clarifier celles qui sont imprécises ou non conformes voire, « exceptionnellement », de les corriger ou de les compléter, à condition, toutefois, qu’il apparaisse évident qu’elles ne nécessitent qu’« une simple clarification », ou « pour mettre fin à des erreurs matérielles manifestes ».
Notons in fine que le pouvoir adjudicateur ne pourra écarter l’offre pour manque de clarté sur un aspect qui n’a pas fait l’objet d’une demande.
Le traitement de l’offre imprécise ou non conforme pourrait cependant être simplifié du fait de l’introduction, par la proposition de directive, d’une procédure concurrentielle avec négociation permettant aux pouvoirs adjudicateurs, en lien avec les soumissionnaires, d’améliorer le contenu de leurs offres « afin de les faire mieux correspondre aux critères d’attribution et aux exigences minimales ». Toutefois, les contours exacts du champ de la négociation manquant de clarté, il pourrait être utilement ajouté qu’elle s’étend à la correction des erreurs matérielles. Ainsi, les jurisprudences européenne et française seraient parfaitement respectées. La CCIP n’a pas manqué de le soulever8.
Reste que cette nouvelle intervention de la Cour de justice de l’Union préjuge des difficultés rencontrées par les professionnels de la commande publique et combien une réforme européenne est nécessaire pour clarifier le régime.
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1. Voir, en ce sens, CJUE, arrêt du 27 novembre 2001, Lombardini et Mantovani, C-285/99 et C-286/99, Rec. p. I-9233.
2. L’article 55 paragraphe 1, second alinéa de la directive énonce des domaines sur lesquels les précisions peuvent porter et notamment :
a) l’économie du procédé de construction, du procédé de fabrication des produits ou de la prestation des services ;
b) les solutions techniques adoptées et/ou les conditions exceptionnellement favorables dont dispose le soumissionnaire pour exécuter les travaux, pour fournir les produits ou les services ;
c) l’originalité des travaux, des fournitures ou des services proposés par le soumissionnaire ;
d) le respect des dispositions concernant la protection [de l’emploi] et les conditions de travail en vigueur au lieu où la prestation est à réaliser ;
e) l’obtention éventuelle d’une aide d’État par le soumissionnaire.
3. CJUE, Lombardini et Mantovani préc.et arrêt du 22 juin 1989, Fratelli Costanzo, 103/88, Rec. p. 1839, points 19 et 21.
4. Voir, en ce sens, CJUE, Lombardini et Mantovani préc.
5. Rapport de M. Nicolas Gueury, « Proposition de directive sur la modernisation de la politique de l’Union européenne en matière de marchés publics – Position de la CCIP », 23 février 2012.
6. CE, 21 sept. 2011, Département des Hauts-de-Seine, req. n°349149 : l’erreur purement matérielle est définie comme étant d’une nature telle « que nul ne pourrait s’en prévaloir de bonne foi ».
7. CJUE, arrêt Lombardini et Mantovani, préc.
8. Rapport de M. Nicolas Gueury, 2012 préc.