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Journalisme d’investigation : Espionnage et pressions, entre réalité et fantasme

Publié le 23 mai 2012 par Seifenblase @Pointe_d_Actu

Alors que les conséquences des “affaires” sur la vie politique sont relatives, leur impact sur la vie professionnelle et personnelle des journalistes est bien réel.

En juin 2010 éclate l’affaire dite « Woerth-Bettencourt » après la publication par Médiapart d’enregistrements clandestins du majordome de l’héritière de l’Oréal, qui laissent penser qu’elle détient l’île d’Arros aux Seychelles, des comptes bancaires à l’étranger non déclarés au fisc et divulguant de possibles conflits d’intérêts entre Liliane Bettencourt et Éric Woerth, alors ministre du Travail. C’est le début d’une enquête journalistique bruyante et ennuyante pour le pouvoir en place : un éventuel financement illégal de la campagne de Nicolas Sarkozy est évoqué. Fabrice Arfi, l’un des journalistes a l’initiative de cette publication avoue que « je ne m’attendais pas à recevoir des coups pareils ». Et pour cause, les locaux de Médiapart sont cambriolés, l’enregistrement du majordome volé et les journalistes mis sur écoute.

Mais l’affaire prend une tournure différente quand Le Monde décide de porter plainte pour « violation du secret des sources » en septembre 2010 après que l’Elysée a demandé à la DCRI (direction centrale du renseignement intérieur) de décortiquer les factures détaillées, les fadettes, de Gérard Davet, grand reporter au quotidien, pour localiser une de ses sources. « C’est la première fois qu’on a la preuve qu’un journaliste a été espionné » explique Gérard Davet1.

Et les conséquences de cet espionnage n’ont pas tardé, non seulement pour le journaliste, qui se retrouve face à une difficulté accrue de trouver des personnes qui acceptent de lui parler, les sources officielles ayant disparu, mais aussi pour sa famille. « Ma vie personnelle en a été affectée puisque mes enfants et ma femme ont été mis sur le devant de la scène » déplore-t-il. L’affaire a ainsi eu des répercussions sur la vie professionnelle de sa femme, avocate, sa fille de 15 ans a été confrontée à des remarques via Facebook et l’appartement du journaliste a été cambriolé. « Ça renforce le sentiment d’insécurité. Il a fallu que j’explique à ma fille ce que je faisais. »

Journalisme d’investigation : Espionnage et pressions, entre réalité et fantasme

Caricature réalisée par Romain Broussard, récupérée sur son sitehttp://rboussard.canalblog.com

L’espionnage de journalistes, banalité ou psychose ?

Conséquence : un climat de malhonnêteté règne, obligeant les journalistes à prendre certaines mesures. Denis Demonpion, rédacteur en chef du service Société au Nouvel Observateur explique que « quand on fait ce métier, on fait gaffe, quand on a des documents importants, on ne les planque pas au bureau ni chez soi. On travaille sur des ordis X ou Y »2. Raphaëlle Bacqué, grand reporter au Monde elle-aussi espionnée trouve cela « grotesque ». Elle applique naturellement ces astuces de ne rien dire d’important au téléphone ou par mail, utilisées par tous les journalistes d’investigation mais dont Gérard Davet pointe les limites : « quoiqu’on fasse, si en face ils veulent savoir, ils sauront. Les codes, ils les déchiffreront, ils nous suivront ».

Les écoutes, Delphine Byrka, grand reporter à Paris Match les as aussi connues, lors de son enquête sur les nationalistes corses. « On a été sept ou huit à Match à avoir été écoutés, c’est très gonflant. J’ai eu des contrôles fiscaux, ma famille aussi. Pour l’enquête sur le Paris-Rio, j’ai eu des pressions d’Air France et d’EADS au téléphone. On touchait aux intérêts économiques de la France »3. Dans son livre Clearstream, l’enquête, Denis Robert raconte la surveillance par des agents de la DST, les rendez-vous cachés, les cabines téléphoniques en rase campagne, les pressions sur les témoins, les roues de voiture dévissées d’un délégué du personnel de Cleastream ou encore les menaces physiques sur un avocat luxembourgeois. « J’ai été une cible. Dans le jargon de la police, on dit aussi une chèvre. Ce que j’ai à cacher je sais comment le cacher […] Je suis enfermé dans un studio de 30 m² au cœur de Paris, loué sous un autre nom que le mien. J’ai modifié mon horaire de train d’arrivée. Au téléphone, j’ai indiqué à mon éditeur que je serai là à midi. Je suis arrivé cinq heures plus tard. »4

Ce que François Saint-Pierre, avocat du Monde, qualifie « de bonne guerre », Gérard Davet l’appellerait plutôt fantasme. Pour lui, la mise sur écoute des journalistes n’est pas si fréquente et la paranoïa de certains investigateurs témoignerait d’une volonté de valorisation de leur travail.  Pourtant, les témoignages de journalistes ayant été victimes de pressions sont nombreux. Xavier Monnier, cofondateur et rédacteur en chef de Bakchich se souvient de la voiture d’un journaliste abîmée après une enquête et reconnaît que « tout est au nom de ma femme et nous sommes mariés sous le régime de la séparation des biens »5.

Pressions politiques

Si seul l’espionnage de Gérard Davet est aujourd’hui prouvé, de nombreux journalistes semblent en avoir été victimes. Preuve que leur travail dérange, ils sont plus nombreux encore à avoir reçu des pressions politiques. Avant de travailler au Nouvel Observateur, Denis Demonpion était journaliste pour Le Point. A propos de son livre Cécilia, la face cachée de l’ex première dame de France, il explique avoir voulu faire un papier pour l’hebdomadaire, refusé par Nicolas Sarkozy qui « choisit les journalistes qui s’occupent de l’Elysée ». Quant à l’enquête de neuf pages sur « l’extravagante Madame Dati », expliquant qu’elle aurait pu profiter de sa connaissance des Hauts-de-Seine pour faire chanter Nicolas Sarkozy, il affirme qu’elle n’a pu sortir que « parce que nos ventes avaient un coup de mou et que ça ferait vendre alors que le Point accompagnait et accompagne toujours Nicolas Sarkozy ». Il relate d’ailleurs un appel de Rachida Dati à la rédaction pour faire pression afin que l’article ne paraisse pas. Que penser, alors, de Laurent Joffrin qui affirme que « les traditions d’indépendance [du Point], établies par Claude Imbert, maintenues par Franz-Olivier Giesbert qui a tour à tour brûlé puis adoré, puis adoré puis brûlé, les principaux leaders politiques du pays, sont solides »6 ? Difficile de cerner le vrai de l’exagération, la paranoïa de la réalité mais l’existence d’un cabinet noir sous Jacques Chirac et d’une cellule de l’Elysée sous François Mitterrand confirme l’ambiance malsaine dans laquelle travaille les journalistes d’investigation, compliquant leurs recherches. •

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1 Propos recueillis par téléphone le 19 mars 2012

2 Propos recueillis par téléphone le 16 mars 2012

3 Propos recueillis par téléphone le 7 janvier 2012

4 ROBERT, Denis, Clearstream, l’enquête, PAParis, Les Arènes, 2006, p.14-15

5 Propos recueillis par téléphone le 20 janvier 2012

6 JOFFRIN, Laurent, Média-paranoïa, Paris, Seuil, 2009, p.87-88


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