Effectivement, au regard des indicateurs socio économiques de 2010, la Tunisie alignait des performances économiques plus qu’honorables. Le pays a réalisé une croissance économique de 3,1 % et a drainé près de 1,2 Mds d’Euros d’investissements étrangers, et ce, en dépit de la récession de l’économie mondiale due aux effets de la crise internationale.
La Tunisie comptait alors plus de 3000 entreprises étrangères (principalement d’origine européenne) opérant dans divers secteurs d’activité dont près de 80% dans l’industrie manufacturière. La distribution spatiale de ces entreprises étrangères nous renseigne que seulement 10% d’entre elles sont implantées dans les régions ayant été à l’origine de la vague de colère qui se propagea à tout le pays pour donner lieu au renversement du régime.
Le 10 juin 2010, six mois avant la chute du régime, le journal « La Presse de Tunisie » rapporte l’information que l’entreprise japonaise Yazaki (1400 employés) prévoie l’implantation d’une nouvelle usine dans la ville de Métlaoui, principal foyer de tensions sociales dans le sud tunisien depuis près d’une année. Cette information capitale pour le développement de la région ne peut être occultée par les entreprises étrangères en Tunisie quant à leurs motivations de développement et investissements dans le pays.
C’est dans ce contexte que se déplace à Tunis le 12 juillet 2010, le ministre français de l’industrie, monsieur Estrosi, consacrant les relations tuniso-française parachevées par un nouvel accord bilatéral et dans la perspective d’un « soutien ferme et sans conditions préalables" de la France à la demande de statut avancé de la Tunisie avec l'Union européenne », dixit Pierre Ménat, ambassadeur de France à Tunis.
Durant ces rencontres ministériels étaient présents des représentants de la Chambre tuniso-française de commerce et d’industrie (CTFCI), ainsi que les dirigeants de filiales industrielles françaises en Tunisie (Aerolia, Air Liquide, Alstom, Zodiac).
Nous relèverons, au passage, que le 1er décembre 2010, c'est-à-dire à un mois et demi avant la chute du régime de Ben Ali, l’entreprise Air Liquide a inauguré une nouvelle unité de production qui sera « la première du groupe dans le monde », et ce en présence du ministre de l’Industrie et de la Technologie et de l’ambassadeur de France à Tunis.
Par ailleurs, dans le sillage de la diplomatie française, l’ambassade de la République fédérale d’Allemagne à Tunis indique, dans un communiqué diffusé le 17 décembre 2010 (jour de l’immolation par le feu du jeune tunisien Mohamed Bouazizi) que, «dans le cadre de la coopération bilatérale, l’Allemagne favorise, depuis 51 ans, l’évolution de la Tunisie et est déterminée à continuer son engagement.»
Pour preuve, au mois de septembre 2010, trois mois auparavant, une étude, réalisée par le département de recherche relevant de la Deutsch Bank, fait l’éloge de l’économie tunisienne la considérant comme étant « l’une des économies les plus dynamiques de l’Afrique du Nord », en se référant à la stabilité macroéconomique, la solidité du secteur financier, les ressources naturelles, la stabilité politique et l’environnement des investissements. La majorité des médias tunisiens (presse et numérique) ont repris à l’unisson les conclusions de ce rapport faisant de la Tunisie un modèle régional de développement économique.
L’Italie, deuxième partenaire étranger en Tunisie, n’est pas en reste : Au début du mois de novembre 2010, la Fédération italienne des agences de voyages (Fiavet) a tenu son congrès annuel, à bord d’un bateau de croisière en escale au port de La Goulette au nord de Tunis. En cette circonstance, Mme Daniela Fiorini, présidente de la Fiavet, avait annoncé, au sortit de sa rencontre avec le ministre du tourisme tunisien, M. Slim Tlatli, que « son organisation a accepté l’invitation tunisienne pour tenir son prochain congrès, en 2011, à Tozeur, au sud de la Tunisie. » Nous sommes à un mois du déclenchement du « printemps arabe » !
Dans le secteur financier, Mediobanca, banque italienne d’investissement, dont l’un des actionnaires est Vincent Bolloré avec 5% du capital, avait annoncé, près de trois semaines avant les émeutes du 17 décembre, son intention de créer une filiale en Tunisie. Celle-ci aura pour orientation stratégique de couvrir l’Algérie et la Libye afin de permettre, notamment, des échanges tripartites entre les entreprises italiennes.
Au regard de ce dynamisme économique de la part des principaux partenaires de la Tunisie durant l’année 2010, il est légitime de se poser des questions sur la gestion et le traitement de l’information dans le monde des affaires en Tunisie et notamment sur la structuration des relais informationnels initiés par les services consulaires et autres missions économiques. Étaient-ils si peu informés de la lame de fond qui allait aboutir au déclenchement d’un soulèvement populaire parachevé par le renversement du régime ? Les informations relatives aux émeutes cycliques, provoquées par les populations des régions de l’intérieur du pays, n’ont-elles pas subi le prisme déformant d’une censure institutionnalisée aux différents niveaux de la société tunisienne, affectant même la sphère médiatique des services consulaires des pays étrangers? Le monde économique, et notamment les entreprises étrangères, enveloppait dans une « bulle» médiatico-politique hermétique ne se retrouvaient-ils pas, ainsi, déconnectés de l’évolution et des bouleversements sociétaux du pays, retranchés dans un environnement extra territorial ?
En considérant que plus des deux tiers des sociétés étrangères implantées en Tunisie ont un statut off shore et totalement exportateur, c'est-à-dire totalement orientées vers les marchés extérieurs évoluant en marge du marché local, il est concevable que, d’une part, une certaine distanciation soit apparue entre les responsables de ces entreprises et l’environnement socio économique local et, d’autre part, une réserve induite entre le besoin pour les dirigeants d’entreprise de communiquer de manière franche et ouverte, et les conséquences potentielles si ces discussions informelles sont plus tard rendues publiques. Elles ne pouvaient, dans ce contexte, constituer une source d’informations fiable pour les relais informationnels étrangers. Ce constat serait il corroboré par une analyse des comportements des entrepreneurs étrangers dans l’utilisation des réseaux sociaux et notamment Facebook et Twitter ? Un premier examen révèle que les entreprises citées dans cet article (Aerolia, Air Liquide, Alstom et zodiac) ainsi que les chambres de commerce mixtes (tuniso-française et tuniso-italienne) n’ont pas de comptes Facebook. On relèvera, aussi, que la Chambre mixte tuniso-américaine (TAAC) est bien présente sur Facebook avec 3201 amis. La réflexion mérite d’être approfondie.