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Les gars de Karkwa ne s’étaient pas revus depuis le 17 décembre, date du dernier spectacle de leur tournée. Bien sûr, leurs chemins s’étaient croisés à quelques reprises au cours de l’hiver, mais n’empêche : Louis-Jean, François, Stéphane, Julien et Martin n’avaient pas respiré le même air depuis cet ultime concert au Métropolis. Voilà sans doute pourquoi, à notre arrivée au restaurant La salle à manger, sur l’avenue Mont-Royal, nous avons eu l’impression d’assister à des retrouvailles entre vieux chums. Entre deux éclats de rire et quelques gorgées de bières, les cinq amis semblaient vouloir rattraper le temps perdu. Il y avait quelque chose d’électrique dans l’air…
Réunis pour discuter du lancement de leur premier album live, un magnifique disque enregistré lors de leurs derniers passages à Montréal et dans la vieille capitale, les cinq musiciens ont rapidement retrouvé leur erre d’aller. Extraits d’une discussion animée.
Quels souvenirs gardez-vous de votre dernier spectacle au Métropolis ?
François : J’étais chaud !
Louis-Jean : Mais je suis certain que t’avais moins bu que d’habitude.
François : C’est possible…
Louis-Jean : On était étourdi parce qu’on était un peu à fleur de peau. On était fébrile à l’idée de se quitter pour une période indéterminée. C’était déstabilisant. Durant le show, j’étais très concentré. Je savais qu’on enregistrait. Mais en sortant de scène, j’ai braillé comme un veau. On était tous très émotifs. MusiquePlus filmait le spectacle et sur les moniteurs dans la salle, les gens voyaient qu’on avait les yeux vitreux.
Martin : Je savais que c’était notre dernier show, mais je n’y ai pas trop pensé pendant qu’on jouait. C’est quand on a accroché nos guitares que ça m’a frappé. C’est à ce moment-là que j’ai compris que ça chiait…
Louis-Jean : Je me souviens de Nicolas Beaudoin [le technicien qui voyage avec le groupe]…
François : Bobo !
Louis-Jean : Quand il a pris ma guitare après le rappel, sa lèvre inférieure tremblait. Il nous a dit : « Les gars, vous ne pouvez pas faire ça ! »
François : Lui, il était chaud en crisse ! [rires]
Stéphane : Le dernier souvenir que j’ai de Bobo, c’est en plein milieu de la soirée, quand mon snare [caisse claire] est tombé à terre pendant qu’il niaisait en coulisse avec notre gérant !
François : Je pense qu’ils jouaient à la marelle !
Stéphane : Je n’arrêtais pas de crier : « Bobo ! Bobo ! »
Louis-Jean : On l’entend même sur le tape !
Stéphane : Finalement, c’est le drummer de Patrick Watson – qui était à l’autre bout du stage – qui est venu me l’arranger.
François : Merci Bobby. Tu nous as sauvé la peau !
Quand avez-vous pris la décision de prendre une pause ?
Louis-Jean : Ça fait très longtemps.
François : À l’origine, on devait s’éclipser après la sortie des Chemins de verre.
Louis-Jean : On revenait d’une longue tournée. On avait besoin d’un break.
François : Mais quand on a vu que le disque recevait un aussi bel accueil, on s’est dit qu’il fallait en profiter pour faire une petite tournée.
Louis-Jean : Le prix Polaris a changé la donne. Ça nous a ouvert des portes dans les pays anglophones et dans l’Ouest canadien. On s’est fait prendre dans le collimateur…
François : C’est le plus gros prix de notre carrière. J’étais super heureux de le gagner, mais d’un autre côté, je me disais : « Là, on est dans la marde ! »
Martin : T’espérais quand même pas qu’on perde ?
Louis-Jean : Disons qu’on ne pensait jamais gagner !
Doit-on s’inquiéter pour l’avenir de Karkwa ?
Louis-Jean : C’est difficile à dire. On est encore en suspens. On ne sait pas trop ce qui s’en vient, pis on aime ça. Mais pour ma part, je sens monter l’envie de ploguer les amplis et de jouer fort…
Julien : Des albums, on peut toujours en faire. Louis-Jean a un studio chez eux. Ça ne va rien nous coûter !
Louis-Jean : Ce qui nous a fait mal, c’est d’être loin de nos familles avec des enfants en bas âge. Les tournées, les avions, les camions…
Stéphane : Au Québec, si tu veux vivre de ta musique, il ne faut pas que t’arrêtes. Mais d’un autre côté, c’est l’fun de voir à quoi la vie peut ressembler quand tu ralentis le rythme. C’est là que tu réalises qu’il existe d’autres moyens de gagner sa vie. Quand tu te rends compte que tu peux te débrouiller autrement, tu te dis : « Ah ben ! Je ne suis pas obligé de maintenir cette vitesse de débile. »
Martin : On ne voulait pas continuer juste parce que les demandes continuaient à rentrer.
Louis-Jean : On avait besoin de se ressourcer…
François : Stéphane et moi, on s’en parlait récemment… Et je dis ça en toute humilité : avec Karkwa, chaque fois qu’on revenait avec un nouveau disque, on proposait quelque chose de différent, de nouveau. Il y avait un souci artistique. Mais on a tellement labouré la terre… C’est normal qu’on la laisse reposer pendant un certain temps. Ça fait quasiment 14 ans qu’on n’a pas pris de pause. C’est beaucoup.
Jusqu’à maintenant, comment va la vie à l’extérieur de Karkwa ?
Louis-Jean : On ne repart pas à zéro, mais presque. C’est un feeling stimulant d’aller cogner aux portes. Tu ne sais pas ce que ça va donner…
François : On avait l’habitude de travailler à cinq. C’est une autre réalité. Il faut s’adapter.
Julien Sagot : C’est difficile. Il y a beaucoup de remises en question, mais ce n’est pas grave. Si je dois retourner à l’école pour faire mes études en foresterie, c’est OK. Je ne vais pas considérer ça comme un échec. Il n’y a pas de problèmes; il n’y a que des solutions.
Louis-Jean : C’est une bonne mentalité…
François : Avec Karkwa, on ne s’est jamais dit : « Est-ce que les gens vont triper sur notre disque ? Est-ce que la critique va l’aimer ? » On a toujours fait ce qu’on voulait.
Julien Sagot : Je n’ai pas pleuré après notre dernier show au Métropolis parce que pour moi, ce n’était pas la fin ; c’était le début d’autre chose. On est vraiment des frères. Ça fait longtemps qu’on se connaît. On n’arrêtera pas de se voir parce qu’on a décidé de prendre un break.
François : De toute façon, on se retrouve sur plein d’autres affaires. Louis-Jean et Julien ont travaillé sur l’album de Marie-Pierre [Arthur].
François : Pour moi, c’est tout sauf une sabbatique. Je travaille beaucoup, mais je suis plus souvent à la maison. C’est ce que je voulais. Ça me permet de voir mon garçon. Stéphane, Louis-Jean et moi, on a eu nos enfants en même temps, en plein milieu de la tournée. On n’a presque pas été là durant la première année de leur vie…
Stéphane : Nos femmes étaient plus présentes…
François : À part ça, je travaille sur le nouvel album d’Elisapie Isaac avec Éloi Painchaud. J’ai des projets de musique de film. Je fais la tournée avec ma femme [Marie-Pierre Arthur] pour la première fois en sept ans…
Stéphane : Je recommence tranquillement à faire de la musique. Avant, on était tellement occupé, on n’était pas trop dans le circuit des pigistes. J’ai finalement pogné une job avec Juste pour rire.
François : Cool !
Martin : Moi, je ne compose pas. Je n’avais pas d’autres projets à part Karkwa. Aujourd’hui, mon but, dans la vie, c’est de faire du cash ! Je travaille sept jours sur sept sur des grosses machines. Si on pouvait ajouter une huitième journée à la semaine, je la passerais à travailler ! Je suis heureux. J’ai enfin de l’argent dans les poches !
François : Parle-moi de ça !
Louis-Jean : On a beau faire nos frais en disant « ça fait 14 ans qu’on joue dans un groupe rock », mais tout le monde sait que ce n’est pas payant.
Stéphane : Ce n’est pas parce qu’on est en sabbatique qu’on ne fait rien.
Louis-Jean : Il fallait enlever toute forme d’interdépendance. On avait le désir de décrocher total. On ne voulait pas se sentir coupable si un d’entre nous avait plus de misère que l’autre. Un jour, si je décide d’arrêter, je ne veux pas me dire : « Je vais mettre les autres dans la marde ! » Ce n’est pas un fardeau que je veux porter.
François : Au cours des six dernières années, j’ai eu un paquet de projets à l’extérieur du band. C’est cool, mais j’avais toujours l’impression de tricoter autour des horaires de tout le monde. Aujourd’hui, on fait nos propres horaires. Pis c’est l’fun.
Prise de position
Deux chansons de Karkwa – Le bon sens et Le coup d’état – se sont récemment retrouvées dans un lipdub (mimoclip) réalisé par des étudiants en grève de l’Université du Québec à Montréal. En entrevue, les membres du groupe semblent ravis de voir leur musique servir le mouvement de protection contre la hausse des frais de scolarité.
Et comme la majorité de la population, ils ont une opinion tranchée sur la question.
« Tu ne touches pas à l’éducation ! », s’exclame Julien.
Quelques secondes plus tard, Louis-Jean ajoute son grain de sel : « Les Libéraux disent : “Mais checke en Ontario. Checke aux États-Unis… C’est ben plus cher qu’ici !” Cette manie de toujours vouloir se comparer à pire, c’est tannant. »
Même son de cloche du côté de Stéphane. « On s’en câlisse de ce qui se passe ailleurs !, lance le batteur du quintette. Est-ce qu’on peut essayer d’être chef de file dans quelque chose ? »
Aux dires de ce dernier, le débat perdure en raison de la pauvreté des arguments mis de l’avant. « Ça m’enrage quand j’entends les gens dire : “Ils veulent refiler la facture aux autres.” C’est comme si personne ne réalisait que le gars qui étudie aujourd’hui, dans trois ans, il va avoir a fini. C’est lui qui va devoir payer anyway ! »
Pour leur part, François et Martin craignent que le conflit dégénère davantage. « Personne ici n’est pour la violence. On trouve ça inacceptable. C’est inutile et ça ne mène nulle part. Mais il y a quelqu’un à blâmer dans tout ça et ce n’est pas les étudiants ; c’est le gouvernement qui ne gère pas la crise comme il faut. »
« C’est comme si on attendait que quelque chose de vraiment plate arrive, comme la mort de quelqu’un… », déclare Martin.
Par Marc-André Lemieux, Le Journal de Montréal Publié le jeudi 24 mai 2012