Je gardais cet ouvrage pour la bonne bouche, me souvenant avec délices de « La Passion Lippi » du même auteur, publié en 2004. Je l’ai lu avec intérêt, certes, mais sans le plaisir attendu. Qu’y manque-t’il au juste ? En fait, il est trop : trop documenté, trop dense, trop romancé. On ne sait plus s’il s’agit d’un roman historique ou d’une biographie.
Et c’est vrai que la vie de Frago – ainsi signait Jean-Honoré Fragonard (1732 – 1806) – ressemble à un roman. Fils d’un ouvrier gantier un peu escroc, issu d’une famille tentaculaire d’origine italienne rassemblée à Grasse œuvrant dans la parfumerie et les gants, il « monte » à Paris dès l’âge de 6 ans et développe rapidement ses talents extraordinaires de dessinateur, puis de peintre. Il est reçu au Grand Prix de Rome avec un fantastique tableau de genre historique « Jéroboam sacrifiant aux idoles », fera le Grand Tour en Europe grâce à un mécène mal embouché et surtout rencontrera d’autres peintres qui seront ses indéfectibles amis, en particulier Hubert Robert et l’Abbé de Saint Non.
Le grand mérite du livre est de nous donner à voir le quotidien des artistes de ce siècle des Lumières qui se termine si dramatiquement dans les affres de la Révolution. Chardin, Boucher, Natoire, Greuze, Carle Vernet puis son fils Horace, Hubert Robert le bon géant, Gros, et surtout Jacques-Louis David, l’homme de pouvoir qui soutient Frago toute sa vie, Vien, Prud’hon … Nous les regardons dans le couloir des galeries du Louvre, où le Roi les héberge et d’où l’Empereur les délogera en 1805.Frago est un homme de petite taille, à la tignasse rousse indomptée et aux yeux gris, tellement spirituel, modeste, gentil, souriant qu’il séduit tout le monde, et en particulier toutes les femmes. Sa peinture en atteste, avec des scènes friponnes qui font les délices des acheteurs. Jusqu’à ce qu’il épouse une de ses cousines, Marie-Anne Gérard, qui l’adore et lui fera une vie confortable en gérant ses commandes. Accessoirement, c’est aussi une miniaturiste de talent. Elle fait venir auprès d’elle sa très jeune et belle sœur, Marguerite. Le livre nous livre alors un secret : Alexandre-Evariste, le fils de Jean-Honoré né en 1780, est son enfant à elle, et non celui de Marie-Anne, qui n’a donné naissance qu’à la gracieuse Rosalie, née en 1769. Lorsque Rosalie meurt en 1788, son père est inconsolable et ne retrouvera jamais sa joie et de vivre et de peindre.Fragonard est un maître absolu du mouvement et de la couleur, en particulier ce jaune de Naples qu’il applique partout. Il a pour seuls élèves sa jeune belle-sœur, qui aura son heure de gloire en fréquentant assidûment Joséphine de Beauharnais , puis son fils, avec lequel il entre très tôt en opposition, et qui deviendra un des chantres du style « Troubadour » très prisé au début du XIXème siècle. La Révolution passera en ruinant la famille, mais le peintre est déjà passé de mode pour être soupçonné d’avoir donné trop de gages aux anciens despotes…En tous cas, la lecture de ce livre m’a furieusement donné envie d’aller au Louvre pour voir d’un œil nouveau les grands (et même les petits) maîtres du XVIIIème siècle. Ce n’est pas le moindre de ses mérites, mais on aurait pu éviter certaines longueurs.
Fragonard ou l’invention du bonheur, par Sophie Chauveau, éditions Télémaque, 414 p.22€.