Guglielmo Ferrero : le choc profond des armes

Par Theatrum Belli @TheatrumBelli

A partir de certaines remarques de l’historien Guglielmo Ferrero, une réflexion sur “le choc des armes”, — ou comment la guerre traduit bien plus que les idées, dans notre époque moderniste, les grands courants de l’Histoire.

Ferrero possède ce don si rare, qui est la vrai vertu de la connaissance, de nous livrer des réflexions et des idées dont l’originalité intrinsèque est avérée, et dont la puissance provoque chez le lecteur ses propres réflexions. Ainsi doit-on concevoir la chaîne de la connaissance. Il ne s’agit pas d’une prosternation devant quelque idole classée dans la catégorie des “génies”, inatteignables et inégalables par définition, et dont on réédite régulièrement les oeuvres complètes (ce qui n’est pas le cas de Ferrero) mais bien de la découverte de compagnons d’esprit qui, en vous livrant leurs propres réflexions novatrices, enrichissent votre propre processus de novation de la pensée.
Ferrero est un historien des profondeurs, proche de ce qu’on nomme en France l’“historien prophétique”. S’il a des sujets de prédilection (l’empire romain, la période de la Révolution française jusqu’à la fin de l’Empire, Bonaparte et Talleyrand, le pouvoir, etc.), sa réflexion est évidemment universelle. Elle n’explique pas tout mais elle peut servir à tout ce qui est humanité historique. Elle constitue un outil précieux dans la panoplie que chaque esprit se constitue pour forger à son tour son propre outil qu’il transmettra à ceux qui le suivront. Nous allons examiner d’abord l’outil que nous donne Ferrero, le découvrir et le définir. Puis nous le lui empruntons pour en faire bon usage pour notre propre démarche, pour forger notre propre outil.

Bonaparte en Italie... La guerre révolutionnaire ou la guerre révolutionnée (“la guerre sans règles”) ? 

Nous rappelons ici une citation extraite de la superbe étude de Ferrero, Aventure, — Bonaparte en Italie, 1796-1797. Ce qui est en cause ici (avec une référence au général Jacques Antoine comte de Guibert et son Essai général de tactique, paru à Londres en 1773), c’est le caractère même de la guerre, apprécié dans sa structure, dans sa forme, dans sa dynamique essentiellement ; nullement dans son contenu éventuel ni dans sa définition conceptuelle. (Au passage, comme nous l’avions signalé, Ferrero s’attaque également au mythe du génie napoléonien apparaissant lors de la campagne d’Italie.) 

«En Italie d’abord, en Allemagne un peu plus tard, l’Ancien Régime a été démoli par Guibert et ses disciples, beaucoup plus que par Voltaire ou Rousseau et leur école ; par la guerre sans règles plus que par les idées et les principes de la Révolution. A l’origine du XIXe siècle, il y a non la révélation d’une doctrine nouvelle mais un acte de force déréglée. C’est ce qui justifie le XVIIIe siècle d’avoir voulu régler la guerre. Il avait découvert que la guerre sans règle est la subversion totale de l’ordre social, un cataclysme de la civilisation. La Révolution d’abord, le XIXe siècle ensuite, ont méconnu cette grande découverte, et le monde expie depuis vingt ans l’erreur mortelle.» (...Le texte est publié en 1936 et le “depuis vingt ans” caractérisant “l’erreur mortelle” renvoie évidemment à la Première Guerre mondiale. Nous y reviendrons nous-mêmes.) 

L’exceptionnelle originalité de Ferrero, dans laquelle nos lecteurs retrouveront un de nos penchants préférés, est qu’il fonde toute son analyse sur un facteur psychologique dominant, universel, déclenché par un événement dont personne n’a pu prévoir par avance la force et la dynamique. Dans son autre livre, complétant celui sur Bonaparte, qui est le livre Reconstruction, Talleyrand au Congrès de Vienne, 1814-1815, Ferrero commence par un chapitre consacré à “La Grande Peur”, née dans cette année 1789 que les paysans français vont nommer l’“annado de la paou”. Rarement (pour ne pas dire jamais, – on verra plus loin pourquoi), – un événement fut aussitôt perçu dans sa fantastique dynamique déstabilisatrice que la Révolution de 1789, en cette année précisément de 1789. Nous ferons même, – bien évidemment... – l’hypothèse que c’est cette force psychologique de la perception, qui engendre aussitôt la “Grande Peur” de 1789, qui alimente en retour l’événement, et ainsi de suite, et ce tourbillon en spirale donnant à l’événement son énergie monstrueuse, sa dynamique irrésistible. Il y a là un mystère sorti des entrailles d’une Histoire profonde, qui nous amène, – bien évidemment, à nouveau... – à rapprocher Ferrero de Maistre.

Dans tous les cas, nulle place pour l’idéologie, pour les idées de Rousseau et de Voltaire. Cela, les idées et “les Lumières”, c’est très beau, très bon sujet de thèse et argument fleuri de discours, bon pour les bateleurs à la tribune de la Convention, mais ce n’est qu’accessoire. L’essentiel, c’est que cette peur soulève les âmes d’angoisse et arment les bras, qu’ils fussent progressistes ou conservateurs. (Vanité des étiquettes : là-dessus, également, nous reviendrons.) Dès 1791-1792 s’amorce une “longue guerre” (The Long War ?), particulièrement à partir de Valmy, à l’automne 1792, entre tous et toutes, les monarchies, les piliers de l’Ancien Ordre, paralysés de peur devant les révolutionnaires soi-disant en marche ; les révolutionnaires, transis de peur devant les armées des dynasties coalisées. Ferrero ne cesse de le répéter : la Révolution française est un événement politique d’abord pour ses effets extérieurs, pour ses effets européens. 

C’est de tout cela que naît l’“aventure” italienne. La peur est toujours là, – d’ailleurs elle ne cessera plus jusqu’en 1815 et, selon Ferrero, c’est elle qui pousse Napoléon dans sa quête insatiable et sans espoirs de conquêtes.

Par conséquent, les arguments idéologiques si souvent mis en avant pour expliquer ces guerres sont, selon Ferrero, souvent de convenance ou bien ils viennent après coup justifier une guerre déjà lancée. Ferrero décrit un Bonaparte inhabituel en Italie ; souvent hésitant, toujours inquiet, systématiquement attentif aux consignes du Directoire et prenant bien garde d’informer le Directoire de tous ses actes. Il effectue son périple au milieu d’un pays qui n’en est pas un, qui est fait d’une multitude de petits pouvoirs régionaux, avec quelques joyaux évidents comme la République de Venise, au Nord un tuteur à la fois bonhomme et discret (l’Autriche), et le tout dominé (influencé) par une structure spirituelle d’une incomparable puissance. La papauté tient la botte italienne, ce “pays” d’une richesse prodigieuse, dans la lignée centrale de ce que Ferrero nomme l’Ancien Régime. (Pour Ferrero, les quatre colonnes de l’Ancien Régime en Europe, ce cœur du monde, sont en 1789 la Cour de Versailles, la Cour de Vienne, la République de Venise et la papauté.) La confrontation des deux phénomènes, – la dynamique statique de l’Ancien Régime et la dynamique en fusion de l’armée de la Révolution française, – va conduire à un effet explosif. Mais ce ne sont pas les idées qui vont triompher. L’Italie n’est pas une masse déjà gagnée par le virus de la Révolution, qui attend son inspirateur suprême. «L’Italie, écrit Ferrero, n’a pas résisté à l’invasion non pas parce qu’elle était affaiblie par l’esprit révolutionnaire, mais parce qu’elle avait trop d’ordre et n’avait pas d’esprit révolutionnaire.» Après la victoire de Rivoli, brusquement l’Italie se défait, devient un chaos incontrôlable. «Rivoli est la première des trois grandes victoires de Napoléon, – Austerlitz sera la seconde, Iéna la troisième, – qui n’ont pas fait seulement du bruit mais de l’histoire, parce qu’elles ont été, en Italie, en Allemagne, trois coups de bélier contre l’Ancien Régime.»

Les idées n’y sont pour rien. C’est l’obscur et terrible fracas des armes qui dirige le destin.

La guerre révolutionnaire n’est pas une guerre des idées mais une guerre de la déstructuration

Dans un autre de ses ouvrages (Les deux révolutions françaises), Ferrero donne cette définition : «Par esprit révolutionnaire, il faut entendre le désir et l’espoir de s’emparer du pouvoir en dehors de tout principe de légitimité, de s’en emparer par la force et de l’exercer par la terreur.» L’idée importante est l’absence de légitimité. C’est la même chose pour la soi-disant “guerre révolutionnaire”, celle qui déferle sur l’Italie. Elle imprime sa marque, elle “triomphe” en un sens, moins par ses victoires militaires que par les effets de ses soi-disant victoires. Elle brise, elle affole, elle déclenche chez les hommes, dans le pays qu’elle parcourt une sorte de perte de sens. Elle n’instaure pas la Révolution ni n’impose les idées révolutionnaires ; elle déstructure l’ordre existant, – d’ailleurs sans chercher cela, sans le vouloir si l’on veut. Les cas sont nombreux, qui montrent Bonaparte ou le Directoire, ou les deux à la fois, reculant devant le soutien à tel ou tel parti se réclamant des idées révolutionnaires, craignant le désordre, etc; comme, à d’autres moments, l’un ou/et l’autre cédant à un vertige soudain, par exemple lorsque le Directoire donne à Bonaparte la consigne d’envisager la destruction pure et simple de la papauté qui est ce bastion fondamental de l’ordre et de la légitimité spirituelle. 

Ces hésitations, ses vaticinations contradictoires de la volonté et du dessein, montrent bien que les conquérants révolutionnaires sont emportés par les événements plus qu’ils ne les dirigent. Et ces événements, c’est d’abord la guerre. Les conquérants sont emportés par la dynamique et le fracas des armes et l’idéologie n’est qu’un facteur accessoire, ici utilisé, là tenu à distance avec décision. La guerre révolutionnaire n’attaque pas une idéologie, elle attaque l’ordre existant et rencontre ainsi son premier et principal handicap. Elle porte avec elle l’absence de légitimité. Aux yeux de la civilisation, elle est illégale. 

On observera que cela ne signifie rien des idées révolutionnaires qui apparaissent ici, qui sont repoussées là. On dirait que ces idées sont à part, qu’elles font partie d’une autre “narrative”, qu’elles concernent une autre histoire, – parallèle si l’on veut, de la vraie histoire qu’oriente le fracas des armes. Ces idées sont nécessairement accessoires parce qu’elles ne sont pas la vraie histoire. Plus encore, la “guerre révolutionnaire” est destructurante (“révolutionnaire”) par son action, ses victoires qui sont d’abord obtenues par l’abandon des règles du XVIIIème siècle de ce qu’on nomma avec un mépris significatif “la guerre en dentelles” – «A l’origine du XIXe siècle, il y a non la révélation d’une doctrine nouvelle mais un acte de force déréglée.» C’est là l’essentiel de l’acte révolutionnaire, qui concerne effectivement l’acte de la guerre, le choc obscur et le fracas des armes, et toujours rien des idées elles-mêmes. De ce point de vue qui nous apparaît si puissant dans la perspective actuelle (nous y viendrons plus en détails), Guibert est l’inspirateur de la Révolution, et nullement Rousseau ni Voltaire. 

Encore n’a-t-on rien résolu avec ces constats qui concernent la surface des choses, l’apparence, l’“écume des jours” de cette guerre (la guerre en Italie en l’occurrence). Un autre aspect de l’événement doit impérativement être pris en compte. La “guerre révolutionnaire” aboutit à un résultat apparent et, d’autre part, de façon beaucoup plus profonde mais qui n’est pas immédiatement distinguée, et qui n’est même que très rarement distinguée, à un résultat dans les profondeurs. Il faut l’historien prophétique pour comprendre et expliciter cela, en offrant une appréciation prodigieusement riche de l’usage de la force, et précisément de cette “force déréglée”, – car elle seule, derrière sa prétention faussaire d’être révolutionnaire dans le sens des idées (l’interprétation faussaire que lui plaquent les idéologues), est prisonnière de ses effets profonds et contradictoires qui sont la revanche de l’Histoire profonde, métaphysique : 

«…[L’]homme ne conçoit la force que comme une physique de causes et effets voulus, visibles et tangibles : les violences extérieures d’un côté, les actes et mouvements extérieurs que la force peut provoquer. Mais il y a aussi une métaphysique de la force : les ébranlements, les réactions, les tumultes intérieurs et ultérieurs qui ne se voient pas et que la force provoque sans le vouloir et le savoir. Les hommes qui ne croient qu’à la logique de la force s’imaginent facilement qu’elle est leur docile servante, et qu’ils la feront toujours agir dans la direction choisie par eux. Et puis, tout à coup, les résultats tangibles et visibles disparaissent, emportés par l’explosion inattendue des réactions et des tumultes invisibles. La métaphysique triomphe sur la physique. Le drame se répète depuis le commencement des temps, toujours le même et toujours si surprenant, que chaque fois il paraît inédit.»

Ainsi la “guerre révolutionnaire” est-elle un moyen, un instrument, donné à des hommes inconscients des effets de l’instrument. En ce sens, fussent-ils des génies, les hommes que Ferrero classe dans la catégorie des “aventuriers” sont les jouets de la force métaphysique qu’ils ignorent en s’en tenant à la seule force physique qu’ils manipulent, qu’ils imaginent ensuite être idéologique. C’est le cas pour le grand génie qu’est Napoléon Bonaparte.

Ferrero a une attitude assez complexe vis-à-vis de la Révolution française, puisqu’il en voit deux (d’où le titre déjà cité de son livre sur l’événement). Il y a l’événement des idées qu’a véhiculées la Révolution, qu’il juge comme un apport évidemment positif; et puis cette brutalité, cette “force déréglée”, cette illégalité et cette illégitimité fondamentales, d’autre part. Il s’agit de deux “Révolutions” contraires, antagonistes. Il est manifeste que la seconde, la Révolution de la “force déréglée” qui ne s’exprima pas plus fortement que dans la campagne d’Italie de 1796-1797, portant à un premier paroxysme cette guerre constante qui violenta l’Europe pendant presque un quart de siècle, l’emporta évidemment sur la première.

“Aventuriers” contre “reconstructeurs”, ou Napoléon contre Talleyrand : une bataille vieille comme le monde, aussi profonde que l’Histoire

Pour poursuivre l’étude de la pensée de cet historien sur ce cas particulier de l’identification des forces fondamentales de l’Histoire à partir de l’examen de la période 1789-1815, il faut lier au livre Aventure..., le livre Reconstruction, Talleyrand à Vienne, 1814-1815, du même Ferrero évidemment, qui le complète manifestement. Les deux livres se suivent (Aventure en 1936, Reconstruction en 1940) et ils précèdent de peu la mort en 1942 de l’historien en Suisse, où il s’était établi après avoir fui l’Italie fasciste. 

Ferrero ne cache pas l’admiration profonde qu’il éprouve pour Talleyrand. Son interprétation du Congrès de Vienne est très originale. Il en fait le triomphe d’un trio inattendu formé du tsar Alexandre, de Louis XVIII et, bien sûr, de Talleyrand. Mais il ne s’agit pas du triomphe d’une ou de plusieurs nation(s), ou d’intérêts donnés, ou même d’une idéologie; il ne s’agit pas d’une issue dépendant de la guerre qui y a conduite, prisonnière de cette guerre en quelque sorte (et alors le vaincu l’aurait payé cher tandis que les vainqueurs se seraient servis). Le propos est bien plus vaste et, surtout, d’une substance absolument étrangère à ces décomptes de force qui ressemblent à des calculs d’épicier. Si nous le transcrivions en termes modernes, et plus précisément dans les termes de notre jargon pour décrire notre époque, nous dirions qu’il s’agit du triomphe des forces structurantes sur les forces déstructurantes en action depuis 1789. C’est une sorte de “miracle” puisqu’au contraire triomphaient jusqu’alors toutes les forces déstructurantes. Il s’agit aussi d’une victoire sur la peur qui s’était emparée de l’Europe en 1789, – et, alors, le “miracle” s’explique peut-être. La psychologie, soudain habituée par les nécessités de la sauvegarde, a brusquement modifié la structure et l’ordre des dynamiques en action, au profit des forces structurantes. Ferrero fait ce crédit, notamment à Alexandre et à Talleyrand lors de leur rencontre du 31 mars 1814, plus de 7 ans après s’être beaucoup vus lors de la négociation de la paix d’Erfurt. L’on comprend d’autant mieux, à la lumière de cette interprétation, l’importance que nous attachons à cet aspect psychologique, que nous plaçons au-dessus de tout comme le moteur fondamental de l’action des hommes dans l’Histoire. 

... Mais triomphe temporaire, bien entendu, ou simple étape en forme de coup d’arrêt temporaire sur la voie d’une évolution inéluctable. Ferrero situe bien sûr à 1848 la fin de la période, avec le retour en force du courant déstructurant. Ces diverses dates rappellent à notre esprit l’interprétation idéologique conformiste de tous ces événements (conservatisme ou “réaction” contre progressisme ou “libéralisme” avec toutes les variantes autour de ces deux grands thèmes). Si Ferrero accepte évidemment la chronologie, il repousse résolument l’interprétation qui en est faite, justement cette interprétation idéologique. Les psychologies personnelles (justement) renforcent sa démarche. Talleyrand, qu’on situerait selon l’interprétation idéologique conformiste dans le camp conservateur ou réactionnaire, est tout sauf un conservateur. Dans sa vie personnelle, cet homme fut un révolté presque constamment. Sa première révolte, la plus fondamentale, est sa révolte contre l’Eglise que sa famille l’obligea à embrasser puisqu’elle en fit un abbé promis à devenir évêque; et qu’il ne cessa jamais de défier cette puissance, parfois d’une manière qu’on pourrait juger gratuite et très inattendue de la part de cet homme mesuré et calculateur (lorsqu’il épousa une femme divorcée parce que Bonaparte le Premier Consul l’aurait pressé de résoudre le cas de sa vie personnelle, alors qu’il aurait pu conserver cette femme comme maîtresse sans aucune gêne de personne). 

Politiquement, Talleyrand savait parfaitement s’arranger des circonstances pour introduire par réalisme de situation des éléments idéologiques que d’autres jugent fondamentaux, sans pour cela proclamer une orientation idéologique mais pour conforter un pouvoir et sa légitimité, – et pour conforter ce pouvoir parce qu’il avait la légitimité. Effectivement, c’est ce dernier mot qui doit nous arrêter, – “légitimité”. 

Dans le trio identifié par Ferrero, Talleyrand est le philosophe. Il n’est pas fondamentalement royaliste ou légitimiste (au sens idéologique). Il est “constructeur”, et plus précisément “reconstructeur” puisqu’il s’agit toujours de reconstruire dans une bataille décrivant la résistance et la réaction permanente de forces de reconstruction contre les destructions provoquées par les forces aventurières (ou déstructurantes). Ferrero explique dans son livre Pouvoir ce que fut pour lui cette révélation qu’il connut en novembre 1918, – période prémonitoire, – alors qu’il était cloué au lit pendant plusieurs semaines par une affection stomacale, – révélation des «génies mystérieux qui, à mon insu, m’aidaient ou me persécutaient. [...] Pour passer le temps, je m’étais mis à lire de vieux livres, plus ou moins dans la couleur du temps. Un jour, en lisant les ”Mémoires” de Talleyrand, je tombai sur sept pages du second volume (page 155 à 162) qui m’apprirent qu’il existait au monde des principes de légitimité. La révélation était décisive. Depuis ce jour, je commençai à voir clair dans l’histoire du monde et de ma destinée.»

Effectivement, avec l’aide du principe de la légitimité trempé aux fers de la réalité dévastée de l’Europe, Talleyrand va réduire l’épouvantable déchaînement de la “force déréglée” de la guerre révolutionnaire, il va repousser la peur qui paralysait le continent depuis 1789. Il va apaiser les événements et les psychologies. La démarche est bien entendu politique mais elle concerne moins le contenu politique des choses (l’idéologie) que la structure de la politique. Dans ce cas, effectivement, le principe de légitimité est un formidable moyen qui permet de soumettre tous les facteurs de la crise de la déstructuration aux exigences de la structuration, de la reconstruction du monde.

Pourquoi Ferrero, pourquoi Bonaparte, pourquoi Talleyrand ? Une perspective qui oriente une réflexion régénérée vers notre époque

C’est dans la deuxième partie de sa vie d’historien que Ferrero s’est intéressé d’une façon intensive à la période de la Révolution française et de l’Empire. C’est, d’une façon à la fois naturelle et évidente, après la révélation que fut pour lui la découverte de la définition du principe de la légitimité par Talleyrand. (Le premier objet de sa vie d’historien avait été essentiellement l’empire romain.) Pour Ferrero, la perception brutale de l’apport fondamental que constitue la légitimité lui parut effectivement la clef du mystère de l’Histoire; et, dans le cas qu’il allait étudier, elle constituerait la réponse fondamentale à la déstructuration que la “force déréglée” de la guerre révolutionnaire imposait à la civilisation. Pour Ferrero, l’analogie avec l’époque qu’il vivait apparut également évidente. 

Préfaçant Les deux révolutions françaises en 1951, Luc Monnier écrivait, à partir d’une citation de Ferrero : 

«Ce furent donc les événements dont Ferrero avait été le témoin et dont il devait être la victime, qui lui rendirent intelligible le drame de 1789 et qui lui firent découvrir ses significations profondes. La Révolution française devint alors l’objet de ses méditations profondes. Il y chercha une explication au désordre de notre monde contemporain.»

On pourrait reprendre cette remarque mot pour mot, et notamment sa fin, concernant notre “monde contemporain”. C’est en effet dans cet esprit que nous nous sommes attachés aux idées de Ferrero et avons exposé ce qu’elles suscitent pour notre réflexion. Il nous paraît assez naturel de prolonger cette réflexion (la nôtre) en la faisant évoluer vers notre monde contemporain. Il s’agit évidemment de comprendre qu’il existe un enchaînement événementiel et une chaîne de causalité similaire. L’enseignement du passé devient impératif pour comprendre le présent.

L'AVENTURE C'EST L'AVENTURE

Nous poursuivons l’exploration des concepts développés par l’historien Guglielmo Ferrero en tentant d’adapter ses thèses de la “guerre sans règles” à notre époque, à partir de la naissance du phénomène 

Nous poursuivons ici l’exploration des concepts extraordinairement riches que nous a légués l’historien italien Guglielmo Ferrero, dont nous avons tenté de faire l’analyse dans notre précédente rubrique (Analyse du 10 novembre 2007). Alors que nous explorions ces concepts dans leur temps, tels que les avait déterminés Ferrero, nous tentons aujourd’hui d’en faire une adaptation à notre temps, à partir de leur origine (à partir de la campagne d’Italie du général Bonaparte, en 1796-1797, telle que Ferrero la décrit et l’interprète). 

Les trois principales idées de Ferrero que nous avons retenues, parce que nous les croyons profondément adaptables à notre temps, dans la perspective depuis la Révolution française jusqu’à nous, et d’une façon prodigieusement féconde, – ces trois idées sont les suivantes :

• L’effet fondamental de la psychologie. Ferrero explique la période de 1789 à 1815, période de guerre et de sauvagerie au travers de l’Europe, par la peur. C’est la peur qui guide les révolutionnaires sur la voie de la guerre et Bonaparte sur celle de ses conquêtes. C’est la peur qui guide les coalitions contre la France et contre Bonaparte. 

• Le partage que fait Ferrero entre l’“aventurier” et le “reconstructeur”, entre celui qui brise les formes et les structures et celui qui les reconstruit. Les deux personnages qui représentent à son zénith chacune de ces tendances, ce sont Napoléon et Talleyrand. 

• La “révolution” en tant que déstructuration se fait par la guerre et non par les idées. C’est “la guerre sans règles” qui répand la révolution et non les idées de Voltaire-Rousseau. C’est ce dernier point (la “guerre révolutionnaire” ou la “guerre révolutionnée”), que nous avons analysé principalement dans notre premier article, qui va nous servir de fil rouge pour le second. Nous allons progresser en examinant si les guerres depuis 1815 ont été ou pas de cette sorte.

Comment “la guerre sans règles” née avec la Révolution française a imposé la modernité au monde occidental : l’exemple de la Grande Guerre

L’idée de “guerre sans règles” proposée par Ferrero à l’occasion de son analyse de la campagne d’Italie de Bonaparte va conduire notre analyse. Elle est extrêmement enrichissante pour transformer l’appréciation que nous pouvons avoir de l’Histoire, peut-être même au-delà de ce que Ferrero lui-même envisageait. (C’est de ce point de vue qu’on peut comprendre la fécondité du propos. Nous allons exploiter l’idée de Ferrero dans ses prolongements modernes, à la lumière des événements les plus récents, notamment ceux qu’il n’a pas connus [Ferrero est mort en 1942].) 

Il est essentiel de rappeler que Ferrero considère la question de “la guerre sans règles” comme décisive dans le déchaînement révolutionnaire en Europe, et cela à partir d’une évolution structurelle dans la façon d’aborder les questions tactiques et stratégiques. C’est littéralement parce que la guerre qui s’affranchit des règles établies au XVIIIème siècle (ce qu’on nommait ironiquement “la guerre en dentelles”) brise les structures qui tentaient d’en contenir la barbarie et les excès, tout cela au nom de l’efficacité, que la guerre devient “révolutionnaire”. Elle devient “révolutionnaire” non dans ses buts, non par les idées qu’elle véhicule, mais parce qu’elle impose une situation, donc parce qu’elle influence la psychologie dans un sens révolutionnaire. Ce que nous désignons par l’expression “dans un sens révolutionnaire” implique qu’elle rend la situation propice à des désordres divers et déstructurants. 

Ces constats, avec le lien que nous faisons avec la psychologie, sont eux-mêmes directement liés au constat psychologique que Ferrero fait de la période. C’est une période caractérisée par la peur, nous dit-il. La peur conduit à la guerre autant qu’elle caractérise la crainte de la guerre. La peur nous fait quittes de toutes nos entraves civilisatrices, elle suscite une attitude caractéristique de “fuite en avant” avec l’idée implicite et complètement paradoxale que cette impulsion brisera le cercle vicieux “peur conduisant à la guerre-guerre qui suscite la peur”. L’idée est celle d’une sorte de “rupture vertueuse” rompant le cercle vicieux. Dans l’enchaînement de 1789 et dès lors qu’elle est apparue comme débarrassée de ses règles, donc “révolutionnaire”, la guerre semble être devenue un moyen de rompre le blocage des situations politiques qui s’enchaînent dans des orientations révolutionnaires à cause de la guerre. Elle “semble” libérer de la peur qui vous liait; qu’il s’agisse d’une funeste erreur n’empêche pas qu’elle a effectivement cet effet sur la psychologie, et qu’il s’agit, si l’on ose dire, d’un effet “révolutionnaire”... Le paradoxe réduit également les orientations politiques supposées. Même Napoléon, que Ferrero tient pour l’archétype dans la période de l’homme de l’aventure, pour le “révolutionnaire” par la guerre, en est lui-même la victime. Il est entraîné dans la guerre comme dans une fuite en avant, pour tenter de rompre ce même cercle vicieux. 

Ce processus s’est compliqué et s’est dramatisé avec la technologie de la destruction, ou plutôt la technologie appliquée à la destruction. On a toujours considéré que la technologie était un apport naturel à la guerre, exactement comme le développement du progrès nous paraît une chose devenue presque naturelle à cause du caractère inéluctable dont on a chargé le progrès. Les conceptions de Ferrero permettent de renforcer une appréciation alternative qu’on pourrait offrir, en renversant la proposition à partir de l’idée de la “guerre sans règles”. Ce concept est aussi l’idée de la guerre devenue, après sa “pacification” temporaire du XVIIIème siècle, le moyen extrême et absolu de poursuivre la politique de l’aventure née dans la période de la Révolution, avec la victoire la plus écrasante possible comme but et non plus la paix de compromis préparant la paix tout court. L’absence de règles dans la guerre expliquerait, plus que la fatalité du progrès, ce recours systématique à la technologie. Mais ce recours détient lui-même une clef pour accentuer le caractère révolutionnaire de la guerre. 

La Grande Guerre de 1914-1918 est le type même de cette évolution. Le paradoxe est également très grand. Ce conflit apparaît pour sa plus grande partie comme bloqué par les technologies nouvelles. L’artillerie et la mitrailleuse notamment, ainsi que l’usage des gaz, contribuent à “fixer” la guerre dans des fronts statiques, dans des conditions épouvantables conduisant à des tueries qui semblent sans but réel, et, surtout, sans dynamique. La réalité est tout autre. Au contraire, la Grande Guerre est le conflit où, sans doute, les situations générales ont le plus évolué dans un sens “révolutionnaire”. Le soi-disant “ordre ancien” a été complètement brisé, avec la Russie sombrant dans la révolution, les empires centraux transformés en républiques ou démantelés, la question sociale évoluant décisivement vers une situation de “lutte des classes”, les deux principales nations combattantes et victorieuses (France et UK) perdant leur prépondérance au profit d’un participant tardif (les USA) et ainsi de suite. Pire encore, la Grande Guerre ne cesse que pour enclencher une nouvelle dynamique révolutionnaire de la guerre, vers la Deuxième Guerre mondiale. 

Cela se fait alors que les peuples et leurs dirigeants sont épuisés par la guerre et ne songent qu’à s’en détourner (la mystique de “la der des ders”). Les années 1920 sont une période d’apaisement paradoxal, où le seul véritable danger de guerre importante, en 1926-1928, est entre les deux puissances maritimes, l’empire britannique et les USA. On dirait pourtant que la dynamique de la guerre, au travers des sentiments qu’elle a semés, des situations instables qu’elle a créées, des progrès technologiques qu’elle a engendrés, rend la perspective d’un nouveau conflit irrésistible. C’est au point où l’on parle des deux Guerres mondiales comme des deux phases d’une seule guerre, également identifiée comme une grande guerre civile européenne.

Qu’y-a-t-il de révolutionnaire dans la “guerre révolutionnaire” moderne ? On y a vu les idées alors que c’est la méthode

Lénine, le vainqueur révolutionnaire de la Russie transformée en Union Soviétique, accordait une immense importance à la guerre. Instruit par sa propre expérience, il la voyait comme le moyen idéal pour susciter des révolutions dans les pays belligérants. D’une certaine façon, ce caractère révolutionnaire de la guerre avait été mis en évidence, par l’absurde, en France lors des mutineries de 1917. Il est aujourd’hui reconnu que ces mutineries, qui menacèrent l’existence même de l’armée française (plus de 50 régiments furent touchés), ne durent rien à l’action subversive. Elles constituèrent un réflexe naturel de l’épuisement psychologique devant l’horreur du conflit. La facilité et la rapidité avec laquelle Pétain résolut ce problème, avec de faibles mesures répressives compte tenu de l’ampleur du drame, montrent bien que les Français n’étaient absolument pas disposés à la révolution (un peu comme l’Italie lorsque Bonaparte l’envahit en 1796). Au contraire même, comme l’immédiat après-guerre le prouva, la France était le pays le moins révolutionnaire parmi les belligérants. 

Même l’Allemagne, plongée dans un désordre intérieur considérable avec l’abdication de l’empereur, la fin de l’Empire et la défaite en quelques jours de novembre 1918, résista à la révolution. C’est en Allemagne que Lénine espérait la première grande révolution pour sa cause, et il fut déçu. En un sens, ces deux exemples confirment l’hypothèse de Ferrero que les idées n’ont guère d’influence, alors que la guerre elle-même est au contraire déstructurante et révolutionnaire par son action. Mais c’est une action aveugle, qui brise et révolutionne sans savoir pourquoi, vers quoi et au profit de qui. La puissance des technologies, qu’elle paralyse la guerre (comme en 1914) ou qu’elle lui donne au contraire une dynamique extrême (comme en 1939), accentue ces effets. Ce constat pose la question de ce que nous avons nommé au XXème siècle “la guerre révolutionnaire”. 

Au contraire de l’idée de Ferrero, la guerre révolutionnaire comme nous l’entendons est bien la guerre des idées. La guerre n’y apparaît que comme un véhicule des idées, un détonateur d’une révolution potentielle qui sera enflammée par les idées importées par la guerre. C’est bien ainsi que l’entend Lénine, par exemple lorsqu’il déclenche la guerre contre la Pologne. Non seulement espère-t-il que la Pologne sera vaincue et deviendra bolchevique, mais il espère surtout que cette guerre plongera l’Allemagne voisine et tragiquement affaiblie par la défaite dans sa propre révolution bolchevique. Pour cette raison, il accorde une importance toute particulière à l’une des deux armées (celle de Boudienny, avec Staline comme “commissaire politique en chef”) qui, contournant Varsovie par le Sud, a comme véritable objectif d’aller vers la frontière pour faire pression sur l’Allemagne et y favoriser par un soutien effectif les éléments révolutionnaires dans leur but de prise du pouvoir. C’est un échec total, qui révèle même une profonde “fatigue révolutionnaire” en Russie même; Lénine est contraint d’y lancer, aussitôt le conflit terminé par une victoire polonaise, une politique de retour à un semi-capitalisme, qui est une véritable pause dans le processus révolutionnaire. La Pologne installe un régime très conservateur, la république de Weimar s’installe en Allemagne. La guerre a échoué malgré le climat qui semblait si favorable aux idées qu’elle prétendait véhiculer. La guerre de Lénine ayant échoué, la révolution a reculé décisivement. Les idées révolutionnaires jonchent les champs de bataille autant que les cadavres. 

L’idée qui vient alors est que ce que nous nommons “guerre révolutionnaire” répond plus, effectivement, à la définition de Ferrero. C’est l’acte de la guerre qui est révolutionnaire, et il l’est dans la mesure où la guerre est révolutionnée, où elle est “la guerre sans règles“, – comme elle l’est notamment sous la dictature grandissante des technologies. Lorsque l’acte de la guerre échoue, les intentions révolutionnaires qu’on y a mises, les idées révolutionnaires reculent décisivement. Cette idée devrait permettre d’observer différemment les différents conflits prétendument révolutionnaires, où des idées révolutionnaires constituèrent la principale cause du conflit. 

Le cas de la Seconde Guerre mondiale devrait être analysé avec un oeil neuf à cette lumière, notamment en Europe. A l’Est, une prétendue “victoire révolutionnaire” (victoire communiste) a abouti à des régimes dont la caractéristique réelle fut plus un conservatisme oppressif que les définitions idéologiques révolutionnaires dont on voulut les affubler. La guerre faite par l’URSS était défensive et nationale, et basée sur l’idée russe aux dépens de l’idée idéologique du communisme. L’annexion de l’Europe de l’Est par l’URSS qui accompagna la victoire soviétique de 1944-1945 répondait à une préoccupation de sécurité (glacis protégeant la Russie) plus qu’à une volonté révolutionnaire malgré les idées affichées. 

A l’Ouest, la victoire fut en apparence de type “non révolutionnaire”, sans intention idéologique apparente par rapport aux pays libérés, tandis que le traitement des vaincus relevait des pratiques de la “guerre totale” désormais en cours au XXème siècle, fortement aggravées par des technologies de destruction d’une immense efficacité. Mais on ne peut échapper à une autre appréciation si l’on s’appuie sur les conceptions de Ferrero. L’effet de la victoire en Europe de l’Ouest, en 1945, fut totalement “révolutionnaire”, dans le vrai sens du terme, qui est le bouleversement. L’Europe occidentale sortit bouleversée de cette guerre, par rapport à ce qu’elle était en 1939. La plupart des pays ouest-européens perdirent leur réelle autonomie de décision politique dans les domaines essentiels de la sécurité, de la politique étrangère et de la défense. A part l’un ou l’autre rebelle (un seul d’ailleurs, la France), ils furent regroupés dans une alliance d’inspiration US qui tient toujours ferme aujourd’hui. Si ce n’est pas “révolutionnaire”...

La “guerre révolutionnée” à la lumière de l’affrontement entre la RMA et la G4G

La “guerre révolutionnaire” tant célébrée durant la Guerre froide, notamment les guerres de libération anticolonialistes (souvent sous forme de guérillas), aboutirent en général à des situations fort peu révolutionnaires, à des régimes marqués à la fois par la corruption et la bureaucratie. Au reste, ce n’était que suivre le modèle communiste qui, effectivement, aboutit très vite (dès 1921-1922, avec la NEP qui suivit la guerre contre la Pologne) à la formule duale bureaucratie-corruption, avec une pression policière plus ou moins intense, atteignant parfois une intensité paroxystique presque pathologique qui relève plus d’une bureaucratie malade que d’une idéologie exacerbée. L’effet “révolutionnaire” des “guerres révolutionnaires” se marquait essentiellement par la guerre elle-même lorsqu’elle se faisait, lorsqu’elle brisait les cadres anciens (le régime tsariste pour l’URSS, les régimes coloniaux pour les “guerres révolutionnaires” anti-coloniales). On retrouve le schéma de Ferrero : la “guerre révolutionnaire” révolutionne par la guerre elle-même, pas par les idées, et par la guerre elle-même parce que la “guerre révolutionnaire” est par essence une “guerre sans règles”. 

Mais l’appréciation du caractère révolutionnaire de l’acte de la guerre lui-même (la “guerre sans règles”) nous a conduits à observer que la guerre classique, occidentale, avait acquis elle aussi, d’une autre façon, un caractère de “guerre sans règles“, notamment par l’apport massif des technologies qui déchaîne des conditions de puissance et de férocité sans précédent dans le conflit. Ainsi la guerre classique est-elle aussi “révolutionnée” que la soi-disant “guerre révolutionnaire”, et donc bien aussi “révolutionnaire” dans ses effets immédiats (et non par ses idées), – et même au-delà, on va le voir. 

On comprend qu’on en vienne alors aux développements les plus récents : la guerre irakienne, telle qu’elle fut lancée par les USA et développée lors de l’occupation du pays, répond à cette définition d’une “guerre révolutionnée” qui révolutionne le pays conquis par la seule application d’elle-même. C’est d’ailleurs rejoindre les conceptions américanistes les plus extrêmes, que ce soit la doctrine militaire de frappe aérienne dite “shock & awe” ou la doctrine capitaliste de la “destruction créatrice”. Ces thèses semblent tout droit sorties des conceptions de Ferrero (mais lui pour s’élever contre elles, bien sûr). Il s’agit bien entendu d’une “guerre révolutionnée” dont la nature même de l’effet est devenue bien plus la déstructuration que la destruction, allant même jusqu’à des agressions affectant la culture, la sociologie, la psychologie bien sûr, voire l’archéologie (l’Histoire) et la corruption du territoire agressé. C’est sans aucun doute une “avancée” de la “guerre révolutionnée” dans son effet sur les champs de bataille où elle s’installe et où elle frappe. Grâce à la technologie, désormais les champs de bataille dépassent largement la définition initiale, il s’agit de régions entières, de nations, de communautés, en un mot des structures fondamentales de la civilisation. C’est sans aucun doute une définition qui se marie si bien avec notre concept de globalisation, – une réussite à cet égard. 

Si dans sa substance, la guerre classique a atteint le niveau de “révolution” de la forme des “guerres révolutionnaires”, elle les a largement dépassées dans ses effets. Par une voie différente et d’une façon beaucoup plus subreptice, la guerre classique conventionnelle tend à se rapprocher dans ses “buts de guerre” implicites de l’arme nucléaire. 

Une réaction a pris corps contre cette poussée dévastatrice : le guerre de quatrième génération (G4G). Rien n’est vraiment original dans ce concept qui marie résistance, guérilla, terrorisme, action psychologique et sociale et ainsi de suite. C’est le schéma classique de la guerre asymétrique, la riposte du faible au fort dans le domaine conventionnel. La G4G a aussitôt investi tous les domaines abordés par la guerre conventionnelle “sans règles” et “révolutionnée”. Ces deux facteurs antagonistes de la guerre ont, à eux deux, redéfini la guerre. Ils ont définitivement envoyé aux oubliettes la “guerre révolutionnaire” et ses prétentions fausses d’agir grâce à ses idées. Le concept même que combattait Ferrero selon lequel les idées produisaient les effets principaux des “guerres sans règle” est désormais complètement obsolète après s’être révélé infondé et faussaire. Aujourd’hui, la bataille porte sur la déstructuration contre la résistance structurelle. Entre guerre classique “révolutionnée” et G4G, il n’y a plus de bataille d’idées, malgré les affirmations prétentieuses et virtualistes des idéologues occidentaux (liberal hawks et néo-conservateurs) qui prétendent encore promouvoir une idéologie (l’inénarrable fantasme de l’“islamo-fascisme”, par exemple). C’est l’affrontement pur de survivance autour des structures de vie communautaires et nationales les plus diverses et les plus variées. Il y a une agression déstructurante et, contre cela, la réaction de la G4G. 

C’est dire que notre définition de la G4G dépasse largement le champ de bataille, parce que ces concepts de “guerre” ont rejoint les poussées plus générales du système et de la globalisation. Chaque résistance fait du G4G à sa manière. Sur le terrain de la guerre certes, mais aussi lorsque l’opinion publique française impose un “non“ au référendum ou lorsque l’opinion publique américaine soutient massivement le candidat Ron Paul, marginal et détesté par le système. Il n’est plus question ni de morale, ni d’idéologie, ces faux-nez du système et de ses serviteurs pour tenter de donner un vernis de cohérence à une dynamique déchaînée qui n’a plus comme but instinctif que la destruction nihiliste. 

Ainsi la boucle est-elle bouclée, dont Ferrero avait identifié l’origine. La “guerre sans règles” est arrivée au terme de ses ambitions et de sa transformation. Cela correspond parfaitement à tous les autres événements catastrophiques en cours d’une civilisation systémique au terme de sa logique, et qui se montre nue.

La “guerre sans règles” identifiée avec horreur par Ferrero n’est pas la guerre révolutionnaire mais “the Road To Hell”, – la marche vers le chaos

Au départ était l’“aventure” (Bonaparte en Italie) contre la “reconstruction” (Alexandre, Louis XVIII et Talleyrand au Congrès de Vienne). C’était encore la civilisation. C’était pourtant l’ouverture d’une marche guerrière qui pourrait répondre à l’image de la chanson de Chris Rhea, souvent présentée pour illustrer le conflit de l’ex-Yougoslavie : “The Road to Hell”, – ou, dit autrement, dans une expression équivalente, la marche vers le chaos. 

Chaque événement, chaque crise nouvelle s’impose alors qu’aucune des crises précédentes ne se résout. Notre catalogue de crises semble ainsi sans fin et, surtout, ne jamais devoir résoudre aucune d’entre elles, – la crise de la démocratie entre élites et opinions publiques, la crise du soi-disant néo-colonialisme occidental, la crise du désordre du tiers-monde, la crise des ressources, la crise de la dégradation de l’environnement issue de notre système de développement et qui enfante la crise climatique, – en un mot, la crise de la civilisation occidentale et universelle. 

Face à tout cela, la raison chancelle. Elle ne parvient pas à trouver d’explications rationnelles à cette convergence de crises, à notre entêtement à ignorer cette convergence et les effets de l’écroulement d’une civilisation. Effarée, elle constate sans comprendre et se discrédite elle-même en repoussant le fondement même de la raison, l’enchaînement de cause à effet. Pour comprendre notre époque, la raison doit accepter des hypothèses irrationnelles et les considérer avec ses instruments et sa méthode. 

Guglielmo Ferrero faisait partie de cette race d’historiens prophétiques qui nous manque cruellement, aujourd’hui, dans notre époque de tâcherons attachés aux faits les plus réduits et les plus réducteurs possibles. L’Histoire n’a que faire de nos résistances. Notre prison conformiste qui enferme l’esprit n’empêche pas les événements de progresser.

Source du texte : DE DEFENSA.ORG