La poésie d’Ascal maintient la contradiction entre ce qui nous entraîne vers le sombre, les peurs archaïques, les ratés d’enfance, les morts laissés derrière et revenants… et puis une force d’affirmation de vivre, d’un possible bonheur qu’il faut aller chercher sans être jamais sûr de sa durée. Les végétaux, très présents dans ce livre, sont un bon exemple de cette ambivalence :
« C’est un bleu vacillant, qu’un moindre souffle émeut. Il s’étend derrière la ville, oublie le béton, et d’un seul élan simule la mer.
Fleurs de lin.
Corolles sans poids.
Entrer dans cette eau tendre ?
Rustauds faucillant dans mes songes, je vous ai vus, à genoux dans vos champs jusqu’à la nuit.
Celui-là n’était qu’un serf parmi les serfs.
Un sans-nom cloué au sol, comme un clandestin rivé à sa Singer.
Est-ce le bleu de ses yeux – bleu sans âge et sans haine – qui trouble ma vision, ou l’ombre de la corde de lin avec laquelle il s’est pendu ? »
On voit bien ici comment l’adhésion au monde ne peut durablement s’établir en une forme de bien-être, de naïveté béate. Elle se fissure et passe au premier plan l’autre versant du réel : la détresse et le sombre. Le mouvement peut s’inverser, tout aussi bien : on peut partir de l’illisible enfance, par exemple, pour aller vers le clair, le possible, l’ouvert. C’est alors revenir aux « herbes folles de l’enfance fauchées par la grêle », à cette « mémoire ombilicale en forme de laisse », sans se laisser enfermer dans ce passé étouffant. Une phrase résume peut-être le parcours du livre : « Je cherche le passage. »
La fin du livre ne présente d’ailleurs pas une sorte de paix atteinte, de sagesse zen ou autre. Elle indique vivre comme une démarche intérieure à poursuivre, avec et contre soi, à contre-courant du passé qui enlise comme de l’illusion, même poétique :
« La forêt n’est pas vierge, la page n’est pas blanche, et les chemins n’existent pas.
Tu dois marcher longtemps dans le blanc éblouissant du trop-plein de signes, dans le noir incertain des ombres mêlées.
Les morts en attente, alignés comme des troncs, dressent leurs branches défeuillées.
Tu dois marcher sans t’arrêter.
Sans t’encombrer de mots.
Que rien ne te retienne, si tu veux franchir la passe, si tu espères toucher du doigt l’or de l’énigme. »
Les dessins de Titus-Carmel, souvent à partir de structures végétales noires sur fond clair, répondent très bien à la tension des poèmes. D’une part, on peut les saisir comme des grilles sombres interdisant le plus clair, au fond. Mais on peut tout autant être sensible à leur force de surgissement, d ‘élévation végétale que l’on retrouve chez Titus-Carmel dans la série des Jungles ou celle des Feuillées.
[Antoine Emaz]
Françoise Ascal – Lignées
Dessins de Gérard Titus-Carmel
Editions AEncrages & Co
Non paginé
21 €