Représentations de l’altérité dans le journal de voyage de Marc Boulet : " Dans la peau d’un intouchable" - Par Luc Collès

Par Alaindependant

En 1994, un journaliste indépendant du nom de Marc Boulet publiait son journal de voyage en Inde : Dans la peau d’un Intouchable. Pour mieux approcher la vie des Indiens intouchables, il s’était déguisé en indigène, avait loué un appartement à Bénarès et, pendant six semaines, avait passé ses journées à errer au milieu des mendiants, habillé en haillons. Selon lui, cette expérience avait suffi pour subir une métamorphose complète et pour témoigner de la pauvreté et de l’oppression en Inde. L’ouvrage de Boulet est devenu un best-seller. Or, à notre avis, si cet ouvrage est exemplaire, c’est surtout parce qu’il présente des déviations spectaculaires de la perception culturelle. C’est ce que nous voudrions montrer dans les lignes qui suivent.

Quelles sont les images de l’Indien dont Marc Boulet prétend restituer la vérité ? Selon quelles perceptions son ouvrage rend-il compte des sentiments vécus par l’Intouchable ? Quelles représentations le récit élabore-t-il de cette étrange altérité ?

Toute représentation de l’étranger procède de deux postulats. D’une part, nous abordons toujours une culture étrangère avec nos propres cribles culturels car le besoin de ramener l’inconnu au connu est inévitable. D’autre part, avant même d’entrer en relation avec autrui, nous avons déjà de celui-ci une certaine image. Consciemment ou non, l’autre nous apparaît sous une forme stéréotypée. Mais cette image est-elle vision de l’autre ou reflet de soi ? Que révèle-t-elle et comment fonctionne ce regard ? C’est à ces questions que nous allons d’abord tâcher de répondre.

 L’étude des images que Boulet se fait de la société indienne reviendra ensuite à montrer les différentes catégories utilisées fréquemment par celui-ci pour (se) représenter cette société. Tout au long de cette progression, nous serons amené à examiner les distorsions qu’entraîne la prétention de l’auteur à l’objectivation de cette culture étrangère.

Notre propos n’est pas ici d’ordre idéologique, ou même éthique : il s’inscrit résolument dans le champ des sciences humaines. L’orientation choisie convoque des approches comme la psychosociologie, l’ethnolin­guistique, la sociolinguistique. Nous procéderons à l’analyse et à la conceptualisation d’une pratique de rencontre entre un représentant de la culture française et des représentants d’un État du nord de l’Inde.

Dynamique de la perception

La perception et la traduction de l’altérité sont intimement liées à l’essence même du sujet observateur. Parmi les traits inhérents à la nature de l’homme voyageur qu’est Boulet, il faut faire le départ entre ce qui constitue son identité personnelle (l’âge, le sexe, l’éducation, le vécu préalable, l’appartenance à une couche socioculturelle déterminée, la profession) et ce qui constitue son identité culturelle (la conception spatio-temporelle, le système de valeurs). Il est évident que des interactions entre ces deux « identités » se produisent sans cesse.

Les phénomènes de perception, de compréhension ou de connaissance ne relèvent pas exclusivement de l’intellect. Ils dépendent surtout de ce qui coïncide avec nos intérêts, notre sensibilité, notre vision du monde, bref notre histoire personnelle. Or celle-ci est informée[1] par notre culture, tant et si bien que la perception que l’on a de la culture de l’autre est elle-même culturelle. Nous sommes donc, en tant qu’êtres de relations et de contact, des êtres culturellement situés, à savoir le produit de cribles culturels.

À plusieurs endroits dans le « journal » de Boulet, les images porteuses de la culture d’origine sont réactivées de manière explicite :

Mon grand-père maternel me racontait que « la vie est un plat de merde et qu’on en mange tous les jours ». {…} quinze ans après, sur la route de Makitt, sa philosophie me revenait. (p. 99)

On voit réapparaître chez l’auteur tout ce que son environnement lui a présenté comme références, les­quelles sont pour le moins dichotomiques :

{…} des images identificatoires et des interdits, tout un faisceau de normes et de rôles, un système de valeurs posant le bien et le mal, le normal et le pathologique, ce qui se fait et ne se fait pas. (Marc, 1983 : 78)

Le milieu dans lequel a baigné tout ou partie de son enfance lui propose une vision du monde qui donne sens à un épisode de sa vie, lors de ce voyage en Inde.

Après avoir ainsi établi l’origine des comportements conscients ou inconscients de Boulet dès lors qu’il entre en contact avec une culture différente de la sienne, nous analyserons à présent les composantes de l’ethnocen­trisme selon lesquelles l’auteur se représente la société indienne.


Ethnocentrisme

L’ethnocentrisme déclare que ses propres usages sont la norme, et prend sa culture pour la nature. Pour Gilbert Rist (1978 : 9), l’ethnocentrisme, c’est « l’outrecuidance d’une société qui s’arroge le droit de dire la vérité de l’autre en le réduisant à soi ». Il faut cependant distinguer l’ethnocentrisme occidental qui se présente comme un « universalisme »[2], en ce sens qu’il manifeste une prétention à l’universalité. Précisément, les catégories à travers lesquelles celui-ci s’exprime nient de facto la diversité culturelle, c’est-à-dire qu’elles se donnent comme valables urbi et orbi. (Rist, 1978 : 74)

Boulet n’échappe pas à cette option. En apprenant l’hindi, il découvre que « les Indiens avec des mots différents pensent comme {…} les Français et que les grandes idées sur la vie quotidienne se recoupent » (p. 12). Plus loin, il affirmera que les comportements humains sont « universels » (p. 136). Les leçons de morale servies aux mendiants indiens lui rappellent celles qui sont servies aux clochards dans le métro parisien.

Cependant, chez Boulet, l’autre est beaucoup plus traduit en termes de particularisme, car il s’agit de souligner combien celui-ci est différent. Dans la peau d’un Intouchable est, somme toute, un texte assez monolithique dans lequel l’universalisme entre peu en compétition avec l’ethnocentrisme. Le texte présente le voyage en Inde comme une plongée dans un « monde fossile » (p. 262) qui, au gré de l’auteur correspond soit au Moyen Âge (« En plein Moyen Âge », p. 182, « Quelle société obscurantiste ! », p. 253), soit à l’Antiquité (« ce spectacle me transporte dans l’Antiquité, vestige de l’Antiquité », p. 262), soit encore plus gravement aux « ténèbres cruelles des premières civilisations » (p. 262). On observe à côté de cette régression temporelle une régression statutaire de l’homme. On passe en effet d’un « système social d’hommes et de sous-hommes » (p. 226) au stade animal : « Ici, je n’ai même plus l’impression d’être un sous-homme mais juste une bête » (p. 253).

La cause profonde de ces retours vers un primitivisme d’une barbarie incurable (« On ôte la vie à petit feu sans jamais donner la mort », p. 281) est la religion qui domine ce pays : l’hindouisme. Celui-ci, d’après Boulet, n’incite pas les croyants à faire avancer la civilisation, pas plus qu’il ne leur apprend à cultiver la liberté : « L’absence de droits de l’homme naît du castéisme et donc de l’hin­douisme » (p. 226), « L’expression ‘droits de l’homme’ {…} est un concept égalitaire impossible à greffer sur la société hiérachique hindoue » (pp. 226-227).

Le propre de l’ethnocentrisme est donc bien de lire une réalité à travers ses propres valeurs et ses propres références. Les réactions de Boulet en contact avec une culture autre que la sienne ont tendance à être des évaluations immédiates. Ses jugements de valeur sont moraux (c’est bon, bien, juste ou mauvais), esthétiques (c’est beau ou laid), référentiels (c’est vrai ou faux) ou normatifs (c’est normal ou bizarre).

Rist (1978 : 9) souligne qu’il est impossible de se désaliéner totalement de son ethnocentrisme car l’image que l’on se forme de l’autre – mais aussi la critique de cette image – s’exprime nécessairement dans un langage qui est lui-même déterminé culturellement. L’on parle toujours à partir d’un lieu donné, d’une culture d’origine, d’un centre. La seule manière de réaliser une telle coupure épistémologique consisterait à quitter ce centre sans espoir de retour, ce qui serait assurément un projet irréalisable.

Or il y a chez Boulet la volonté d’effectuer pareille coupure (« il me faudra sans doute plusieurs jours pour m’organiser une vie, une mémoire, une personnalité qui m’amèneront à la perception d’une identité réelle », p. 83) et même le sentiment de l’avoir réalisée. Ce sentiment, il l’éprouve non seulement au début de sa métamorphose (« j’ai le sentiment d’avoir perdu mon passé. {…} Je n’existe plus. À trente-deux ans, je viens de renaître comme un être virtuel », p. 83). Mais aussi un mois plus tard, il se sent à sa place dans le monde indien à tel point qu’il n’imagine pas appartenir à celui des étrangers. Il va même jusqu’à considérer les membres de sa vraie famille comme des étrangers : il se sent « à des années-lumières d’eux, {…} comme s’ils étaient devenus des extra­terrestres » (pp. 231-232).

Boulet n’est pas un explorateur inexpérimenté dans le domaine du contact interculturel puisqu’il a, en 1988, parcouru la Chine dans la peau d’un Chinois et voyagé dans d’autres contrées du monde (« j’ai parcouru tous les continents », p. 66). L’on pourrait donc s’attendre à ce que ce voyageur averti soit « conscient de l’équivoque de sa démarche exploratrice et des implications éthiques de son voyage » (Urbain, 1993 : 219). Mais, chez Boulet, aucune prise de distance ne permet cette décentration.

Cette vision ethnocentriste se manifeste de diverses manières : subjectivité et intolérance, dévalorisation de l’autre, approche comparative, stéréotypes, préjugés et clichés. Nous allons examiner tour à tour ces différents processus.

Subjectivité et intolérance

À plus d’un endroit dans le texte, nous observons que la vision de Boulet est fonction de ses goûts et de ses dégoûts. Par exemple, le fait que les Musahar mangent des rats ne suscite chez lui aucun dégoût, parce qu’il en a déjà dégusté en Chine, pays dont il apprécie bon nombre de pratiques culturelles. Il précise aussi que « Les Musahar ont la réputation de manger les grenouilles et les coquillages, ce qui les rend {…} sympathiques à (ses) yeux car (il) raffole de ces animaux » (p. 103). On trouve également dans son récit une description positive d’un jeune Intouchable (p. 30). C’est sa conformité au monde vestimentaire occidental (il est « élégant ») qui vaut au jeune homme cet éloge. Boulet en vient à apprécier cet élément chez l’autre parce qu’il est conforme aux canons de sa propre culture.

Ailleurs, ce sont des approches condescendantes ou ironiques qui régissent le texte : « Rites {…} ridicules » (p. 219), «  ce délire brahmanique me ferait rire » (p. 228), « Dégueulasse » (p. 244), « saloperie de monde » (p. 249), « Je trouve ça ridicule » (p. 259), « Frime, folie, incon­science ? » (p. 268). Qualifier de folles ou ridicules des conduites dont la culture de l’auteur ne donne pas la clé, c’est manifester le handicap le plus profond de la pensée ethnocentrique, « l’impuissance de son imagination » (Rist, 1978 : 260).

L’extrême intolérance que manifeste Boulet actualise la boutade de Montesquieu Comment peut-on être Persan : « je me demande comment un tel égout peut purifier le corps (p. 259), Voici Delhi ! Et c’est la capitale de l’Inde (p. 23), voilà bien un exemple de leur haute civilisation humaine {…} (p. 260) ». Les jugements péremptoires ne manquent pas non plus : « Les hindous de haute caste sont anormaux, je crois » (p. 164), {…} « le mariage hindou n’est qu’une cantine et un baisodrome » (p. 181), « Salauds de brahmanes. Fascistes. Inquisiteurs » (p. 244). Les types de remarques commençant par « je me demande comment… » ou « voilà (bien)… » foisonnent dans l’ouvrage. Elles comportent un mélange de pitié, de moquerie, de mépris à l’égard des mœurs étrangères.

La diversité des cultures apparaît donc rarement comme un phénomène allant de soi. Au contraire, tout comportement étranger est perçu comme anormal, comme une sorte de scandale. Ce qui induit à l’égard de l’autre toute une gamme d’attitudes allant de la curiosité au rejet. Chez Boulet, la perception des autres est réduite à la caricature, quand ce n’est pas au néant. On est donc en droit de remettre en question le sérieux de son projet d’étude de la société indienne. C’est d’autant plus interpellant que l’utilisation des sources de l’auteur se fait de manière ambiguë et relève, à notre sens, d’un procédé de réduction de l’altérité. Examinons ce phénomène de plus près.

Pour réussir sa métamorphose, Boulet étudie le comportement des Indiens (p. 78). Il observe que ceux-ci « rotent, crachent et se curent le nez en public sans aune gêne {…} se grattent les couilles » (p. 80). De là, il conclut au caractère phallocentrique de cette société. Ensuite, il récupère le discours de Khushwant Singh, un écrivain indien contemporain, qui « analyse pourquoi ses compatriotes se grattent les organes génitaux, crachent, urinent, défèquent et jettent leurs ordures dans la rue » afin de conforter sa prise de position personnelle. Selon cet auteur indien : « les mauvaises manières indiennes proviennent de l’égoïsme exacerbé de ses compatriotes, de leur manque de sens civique et de considération pour autrui » (p. 80). N’est-ce pas là un choix délibéré, dans la sélection de ses sources, de ne retenir que des points de vue qui abondent dans son sens ? En général, ces regards indigènes sur eux-mêmes rendent compte d’une analyse assez simplificatrice et expéditive. Ce que Boulet présente, c’est une vision négative de l’Inde soi-disant cautionnée par des personnalités ou des textes religieux illustres.

Dévalorisation

Les mots qu’on utilise pour désigner l’autre sont aussi une manière de dire comment on se situe par rapport à lui. Nous observons en effet l’usage très fréquent d’un langage âpre et rude dans la description physique ou comportementale des Indiens. Ce langage concourt à dévaloriser la société indienne. Chez Boulet, la termi­nologie ethnocentrique recourt aux procédés suivants : emplois de termes péjoratifs par une association négative, animalisation, parti de vulgarité.

Péjoration

La dénomination générique des Intouchables qui vivent dans l’une des avenues chics de Bénarès et que Boulet voit pour la première fois est déjà extrêmement révélatrice d’une vision orientée : ceux-ci sont comparés à une « verrue sur la face des ces Champs-Élysées » (p. 28). Ils constituent en outre une sorte d’attraction touristique, et un peu comme les animaux dans un zoo, ils suscitent la curiosité de l’auteur : Boulet décide de voir « à quoi ressemble un Intouchable » (p. 29).

La description vestimentaire des Intouchables ne témoigne pas plus d’un regard objectif : à propos du lungi qui enveloppe les hommes, Boulet parle d’un « vulgaire drap de 2 m de long » (p. 69). Pour rendre son déguisement crédible, il s’habille « à l’indienne ». Le pantalon et la chemise qu’il s’est achetés répondent « au goût chic indien » (p. 230) selon lequel les vêtements sont « en tissu synthétique désagréable, couleur caca d’oie, sans forme et en outre maculés de taches brunes » (p. 69). À l’association négative d’une couleur se superpose la sempiternelle notion de saleté.

Quant aux habitudes alimentaires, l’auteur veut informer le lecteur que les Intouchables mangent du porc considéré comme un animal impur. Pour cela, il montre d’abord quels sont les comportements habituels de la gent porcine : les cochons « bouffent des crottes et se roulent dans des ornières boueuses ». En s’adressant aux lecteurs, Boulet insiste : « regardez, écoutez ». Il conclura de manière péremptoire : « en Inde, parmi les hindous, il n’y a que les Intouchables pour consommer leur chair » (p. 29). L’on constate ici qu’il utilise de façon scatologique des éléments de gastronomie de sa propre culture transposés dans la culture indienne.

Boulet insiste encore sur l’aspect trivial des Indiens quand il met en scène un aspect de la toilette hygiénique : en Inde, la main gauche « sert à se laver l’anus aux toilettes » (p. 74). D’une part, ce trait d’hygiène n’est pas inhérent aux Indiens puisqu’on le retrouve chez les Arabes ; d’autre part, il aurait pu s’exprimer en des termes plus neutres comme : « Seule l’eau et la main gauche peuvent être utilisées pour la toilette qui suit la défécation » (Deliège, 1993 : 54).

Toutes ces appréciations réductrices sont normales chez un sujet qui porte constamment les lunettes déformantes de sa subjectivité.

Animalisation

Les descriptions de Boulet rapprochent clairement les êtres humains de l’animalité. Voici, par exemple, comme il explique l’origine mythique des Intouchables : ils seraient « les descendants de mythiques bâtards issus de la copulation d’un shudra avec une brahmane » (p. 8). Autres exemples : « fourmilière humaine qui grouille (p. 85) ; faune la plus gluante du nord de l’Inde » (p. 87) ; « tête de gargouille aplatie » (p. 91) ; puis parlant de policiers qui occupent un compartiment dans le train : « Cinq chiens kaki s’en servent de niche  Deux autres se vautrent » (p. 233) ; « des hordes de chiens kaki montent la garde » (p. 284) ; « les Indiens baisent comme les chiens en Occident » (p. 181). Sur l’échelle des valeurs de Marc Boulet, l’Indien entre en compétition avec la gent animale. Nous pouvons aussi assister à la récupération d’un symbole culturel d’un pays dans le but de donner une description dévalorisante d’un de ses citoyens :

Leur chef a un visage rond planté d’un mufle épaté. Avec des branches de persil dans les narines, il serait plus beau, plus appétissant, il ressemblerait à une tête de veau à l’étalage d’une boucherie. Être comparé à un bovin, après tout, c’est un compliment pour un brahmane et je n’ai pas honte de l’imaginer ainsi. (p. 266)

Jamais l’auteur ne se départira d’un certain parti pris de vulgarité qui se manifeste aussi régulièrement à travers une visée scatologique. Un film hindi se présente pour lui comme une « diarrhée d’images et de sons » (p. 37). Un pharmacien qui pose trop de questions ne lui « inspire aucune sympathie. Peut-être est-ce pour cette raison qu’il a une tête à dire merde et merci à la fois, une tronche de rat qu’aurait la chiasse ». (p. 215)

Certains brahmanes ont une « figure en lame de couteau à bouffer des bananes avec la peau » (p. 240). Quelques pages plus loin réapparaît ce même brahmane « avec la tête à bouffer la peau des bananes » (p. 243). Même Ghandi tombe dans la trappe de la vulgarité : « Le saint Gandhi se mordait la queue en réalité » (p. 258).

La description de la vielle ville de Bénarès n’échappera pas à ce réalisme vulgaire :

Le soleil ne descend pas dans ce cloaque surpeuplé et des milliers d’échoppes crasseuses (…) s’alignent tels des chapelets d’hémorroïdes (…) ce monde grouille en permanence et il faut (…) botter le cul des chiens (…) progresser parmi les odeurs de crotte (…) c’est bien le paradis pour celui qui aime patauger dans la bouse de vache et recevoir des ordures sur le crâne. (…) les centaines de vaches (…) chient et pissent partout, couvrant le sol d’une couche glissante (pp. 279‑280).

La verdeur du langage de Boulet révèle autant un aspect de sa personnalité que ses a priori sur la civilisation indienne. L’auteur manifeste une incompré­hension totale pour une réalité qui n’est pas la sienne, mais aussi un non-désir de compréhension. Il semble plutôt vouloir vivre quelque chose de dégradant pour pouvoir le raconter de façon sensationnelle.

Approche comparative

L’une des caractéristiques des récits de voyage est qu’ils incitent à la comparaison des civilisations (celle que l’on découvre et celle du narrateur). Cette approche comparative recouvre deux fonctions : rassurer le voyageur et se distinguer de l’autre.

Rassurer le voyageur

La première fonction vise à rassurer le voyageur immergé dans un univers qui lui est complètement étranger en se remémorant sa vie « antérieure » de journaliste. Le passé est idéalisé lorsque le sujet se sent dépassé par la situation. Le regard nostalgique est manifeste dans l’extrait suivant : « Quand je repense à ma fortune en France, c’est douloureux. J’ai l’impression d’avoir tout perdu. (…) Et je crève à petit feu à Bénarès » (p. 153). Lorsque son existence d’Intouchable lui devient trop pénible, Boulet rêve de sa vie en France où il pourrait « se la couler douce ». Ce qui revient pour lui à : « Vivre dans un appartement, conduire une voiture, manger de la viande et des fruits, boire du vin, prendre un bain chaud » (p. 227).

Comme il est confronté en permanence à des comportements autres que ceux de sa culture, l’atavisme resurgit. Fréquenter des hindous végétariens lui donne « une folle envie de manger de ce jambon fumé que (ses) parents font rentrer de Savoie » (p. 273). Du coup, ses perceptions se modifient : « La ville est calme, splendide. Je n’entends plus les cris des fous de Râm dans la rue » (p. 274). À d’autres moments au contraire, mais beau­coup plus rarement, le passé est mis à distance : « Bénarès remplace Paris dans ma tête » (p. 215). Peut-être l’auteur tente-t-il par cette distanciation vis-à-vis de sa culture de rétablir – ou de se rassurer sur – la cohérence de son projet ?

Il y a bien un mirage exotique au début, l’attrait de l’inconnu, mais ce mirage se dissipe au fur et à mesure que l’auteur progresse dans son aventure. Se rappelant ce que sa culture d’origine a de positif, l’auteur en vient régulièrement à souligner ce que la culture indienne a de négatif, voir à sous-estimer les valeurs de l’autre, de l’Indien.

Se distinguer de l’autre

Ainsi la seconde fonction de l’approche comparative amène-t-elle le voyageur à souligner les différences afin de mieux se distinguer de l’autre. Elle peut se comprendre également dans la mesure où Boulet, séjournant dans un pays où les modèles culturels ne lui sont pas familiers, souffre de ce qu’on nomme « le choc culturel ». Pour Edward Thomas Hall (1984 : 200), ce choc « est simplement le déplacement ou la déformation de la plupart des habitudes prises chez soi, par d’autre habitudes inconnues ».

La plupart du temps, la rencontre de l’altérité chez Boulet procède donc d’une véritable confrontation entre ce qu’il observe en Inde et ce qui se passe en France. Par exemple, il note une différence dans la manière de dire oui : « ils dodelinent la tête de gauche à droite et non de haut en bas comme en France » (p. 79). Cette compa­raison sur une particularité gestuelle n’a encore rien de grave, car elle n’a pas vraiment d’impact sur la rencontre de l’altérité.

Là où cette observation est plus préoccupante, c’est lorsqu’elle induit l’Occidental à hiérarchiser les cultures, et partant, à épingler des comportements de l’autre comme des différences insurmontables. Par exemple, Boulet perçoit bien que l’exclusion sociale liée à la pauvreté n’est pas le fait de la société indienne uniquement (p. 136). Cependant, ce regard universaliste sur la mendicité engagera l’auteur, plus loin, à affirmer le primat du modèle occidental sur la base de la notion de citoyenneté : « en France, société égalitaire, les mendiants osent se défendre car ils restent des citoyens » (p. 138). La comparaison entre le même – le mendiant français en l’occurrence – et l’autre- le mendiant indien – conduit dès lors à une vision réductrice de ce dernier.

Ce primat affirmé des valeurs de l’Occident sur celles de toute autre culture[3] imprègne le texte tout entier. Partout où il va, Boulet trouve des raisons supplé­mentaires d’exécrer l’Inde. Et de manière générale, cette aversion lui donne l’occasion de valoriser l’Occident tant ses accomplissements en tous genres lui semblent supérieurs à ceux de l’Inde : « L’hindouisme, à l’opposé du christianisme (…) rend les hommes égoïstes » (p. 79) ; « l’Occident, c’est peut-être la jungle barbare, mais cette civilisation indienne transforme les hommes en robots. En pions rongés par un égoïsme exacerbé » (p. 209).

Lorsque Boulet qualifie la société indienne d’« obscurantiste » (p. 253), il ne porte pas sur la société occidentale le même type de regard, parce que le stade qu’elle a atteint lui paraît l’étalon auquel il convient de comparer tout le reste. Cette attitude présuppose une vision linéaire de l’histoire, celle que Claude Lévi-Strauss (1958) appelle « le faux évolutionnisme », selon lequel certaines cultures « stationnaires » ont pris du retard sur d’autres qui ont su être « cumulatives »[4].

De même, Geneviève-Dominique de Salins (1992) constate des formes d’esclavagisme dans les sociétés occidentales les plus avancées sur le plan économique. Aussi est-il vrai que Boulet a facilement tendance à confondre la situation économique de l’Inde avec son degré de civilisation. Ce qui est également extrêmement préoccupant, c’est que l’écrivain-narrateur s’érige en producteur de sens plaquant sur la réalité sociale indienne des significations tirées de sa propre expérience ou de son propre horizon idéologique.

Stéréotypes et clichés

Nous avons jusqu’à présent mis en exergue l’ethnocentrisme sous sa forme active. Nous allons à présent nous consacrer à sa forme passive ; ce qui revient à étudier les phénomènes du préjugé, du stéréotype et du cliché, expressions les plus simplifiées et les plus élémentaires de la représentation sociale (Cintrat et al., 1997 : 35-36).

Dans le récit de voyage que nous étudions, le réel est bien souvent réduit à la misère. Contrairement à de nombreux voyageurs partis à la recherche du mirage oriental (Cintrat et al., 1997 : 44-46), ce n’est ni l’attrait du mysticisme ni celui de l’exotisme qui ont séduit Marc Boulet, même si ce dernier aspect le berce lors de la préparation de son voyage (« j’ai besoin du soleil des tropiques, de fleuves géants, de villes lointaines et de jungles luxuriantes, », p. 10). Le préjugé misérabiliste, qu’il emmène aussi dans ses bagages (« J’ai peur de rencontrer cette misère », p. 10), primera sur une foule d’autres images possibles et imprégnera tout son récit. En se vouant à manier l’hyperbole pour décrire cette misère, l’auteur choisit donc délibérément de ne restituer de l’Inde qu’une vision fragmentaire. Ainsi, les Intouchables et mendiants qu’il fréquente constitueraient une sorte de microcosme de l’Inde entière : « Les vêtements des Indiens sont, à l’image de leur pays, terreux, crottés, graisseux, poisseux, élimés, déchirés » (p. 70).

En versant le misérabilisme, Boulet rate l’occasion de nous faire connaître la beauté là où elle est plus qu’évidente : que sont devenus les parfums de fleurs et d’encens, les maisons « ornées d’arabesques multicolores et de symboles religieux entrelacés » (Herbert, 1983 : 129), les vêtements colorés qui sèchent sur les ghâts ?[5] Les informations objectives sur le castéisme, la réincarnation ou d’autres aspects de l’hindouisme sont à peine évoquées, telles que la variabilité de la notion de l’intouchabilité selon les circonstances (« Ne m’en demandez pas plus sur cette notion », p. 57), l’hindouisme propre aux Mundâ, cette tribu aborigène dont il décide d’emprunter l’identité de ses membres (« Je n’approfondis pas. (…) cela n’a aucune importance pour ma métamorphose », p. 65), les incantations et les gestes sacrés (« Ne me demandez pas de l’expliquer. Je n’y comprends rien et je ne m’y intéresse pas », p. 200).

Il est évident que les représentations de Boulet « des gares grouillantes et nauséabondes, (…)  des mendiants pathétiques et lancinants » ne sont pas sans fondement. Les voyageurs ont souvent parlé de l’Inde comme une « terre de contrastes ». Ainsi, des auteurs comme Dominique Lapierre ont montré « la complexité mais aussi la richesse et la beauté qui se cachent derrière la misère matérielle d’un bidonville » (Deliège, 1984 : 427), ou encore Danièle Sallenave (1994) et Catherine Clément (1993 et 1994) qui, voyageant en même temps en Inde, ont rapporté une vision antagonique de ce pays : la première « mortellement prégnante », la seconde « joyeuse et vitale ».

Il est regrettable que Boulet n’ait pu reconnaître, en dépit de l’impitoyable dénuement de l’Inde, son étrange richesse. On ne peut donc voir dans l’auteur qu’un pèlerin guidé par un réductionnisme misérabiliste de l’Inde. Le journaliste serait alors un peu comme le touriste de Goudhiba qui cherche « à être confirmé dans ses propres préjugés, à retrouver ses propres habitudes de confort jusqu’aux fausses images qu’il transporte avec lui sur le pays qu’il visite » (Urbain, 1993 :82).

Illusion d’une remise en question de soi

En définitive, l’immersion dans l’altérité opérée par Marc Boulet suscitera chez ce dernier des attitudes et des jugements ambivalents sur la culture dont il est issu et sur lui-même. En effet, par le truchement de l’obser­vation de l’autre, l’auteur retourne au même. Plus précisément, c’est sous le choc de la culture de l’autre qu’il en vient à observer sa culture maternelle. Ainsi est-il vrai que la rencontre de l’autre renvoie à soi-même.

À plusieurs endroits dans le texte, Boulet porte un regard critique sur lui-même. En refusant de manger du porc cru que son hôte lui offre, il se dit : « Pour un type qui se dit aventurier, je suis minable » (p. 73). Mais plus loin, lorsqu’il se voit comme un « Français qui se croit plus propre que ces misérables balayeurs », il ne pourra s’empêcher d’affirmer implicitement sa supériorité parce que, lui, contrairement aux Intouchables, est érudit : « Ils sont repoussant de crasse, illettrés (…) » (p. 75).

En réalité, cette pratique de l’auto-observation semble plutôt constituer un procédé afin de se blanchir et d’affirmer qu’il n’a rien à se reprocher : «  (…) mais je ne suis pas cruel et je n’aime pas écraser les autres » (p. 91). Même la lâcheté qu’il se reproche (« Ne croyez pas que je suis courageux », p. 81) est contrebalancée par une valeur morale qu’il s’attribue, l’honneur : « Mais l’on ne ravale pas ce que l’on a craché (…)  c’est une question d’honneur (…) » (p. 81). Ces prétendues autocritiques laissent plutôt découvrir un personnage qui soigne son image.

L’auteur n’a de cesse de récupérer certains aspects négatifs de sa personnalité par la juxtaposition – parfois l’opposition – de traits positifs.

Par ailleurs, Boulet tient aussi à souligner une certaine faculté d’accommodation aux comportements sociaux des Indiens (« se moucher entre les doigts, ne pas utiliser de papier pour la toilette hygiénique », p. 79). Il ne manque pas non plus de mentionner une aptitude à assumer d’éventuels moments de tension : « Je ne rouspète pas, (…) je ne lui ordonne pas de réparer plus vite » (p. 76). Plutôt que de voir dans de telles réactions une capacité de distanciation par rapport à soi et à sa propre culture, nous pensions qu’il s’agit plutôt de la manifestation de son souci de ne pas se faire repérer dans la nouvelle peau qu’il vient d’endosser : « J’ignore ce qu’un Indien dirait dans cette situation et je préfère me taire » (p. 86).

En ouvrant le livre de Marc Boulet, nous avions espéré que l’expérience qu’il allait nous faire vivre par procuration fonderait une véritable rencontre. Malheureusement, il n’en a rien été. En effet, ce récit ne donne de l’Inde qu’une image stéréotypée. En outre, l’auteur y affirme la primauté du modèle culturel français sur le modèle indien. Jusqu’au terme du voyage, il éprouve une très forte résistance à l’égard de la société indienne. L’ensemble de se attitudes ethnocentriques révèle l’absence d’une prise de conscience et d’une mise à distance du crible culturel présent chez tout individu.

Luc Collès
(Université de Louvain-la-Neuve, Belgique)
"Le français dans le monde", Revue, Juillet 2004


Références bibliographiques

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[1]    « Informer » est pris dans son acception philosophique : « donner une forme, une structure, une signification à ».

[2]    Tzvetan Todorov parle d’« universalisme ethnocentriste ». (1992 : 21)

[3]    Les travaux de Cl. Lévi-Strauss ont mis en évidence ce trait fondamental de l’ethnocentrisme occidental.

[4]    Cf. Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, Race et Histoire, Plon, Paris, 1958 et 1997.

[5]    Les ghâts sont de larges escaliers de pierre descendant dans le Gange.