Pour terminer cette série de chroniques consacrées à la tradition autrichienne d’économie, l’auteur nous conte, avec un certain optimisme, le mouvement de retour qui s’est opéré durant les 50 dernières années au sein de l’économie orthodoxe vers des positions autrefois développées par Mises.
Par Gérard Dréan.
Au cours du XXe siècle, le courant issu de Walras et renforcé par les émules de Keynes a progressivement occupé presque tout l’espace de la discipline économique. La tradition classique est devenue une antiquité qui n’intéresse que les historiens, et la tradition autrichienne qui en perpétue la branche française, et à travers elle la grande tradition aristotélicienne, est considérée comme une hérésie un peu ridicule, périmée dans son paradigme et dans ses thèses, et dangereuse par ses positions dites « ultralibérales ».
La tradition autrichienne est néanmoins maintenue vivace, d’une part grâce à quelques universitaires isolés, par exemple en France Pascal Salin, ou Jorg-Guido Hülsmann à Angers, sans parler d’autres à qui j’aurais peur de rendre un mauvais service en les citant, tant les « autrichiens » sont moqués par leurs collègues à proportion de la visibilité de leur adhésion à la tradition autrichienne. Elle est aussi présente sur un certain nombre de blogs, mais son foyer principal est le Ludwig von Mises Institute (mises.org).
Mais à côté de cette critique frontale de l’orthodoxie dominante se produit un mouvement souterrain peut-être plus significatif. L’orthodoxie évolue. Au départ, elle héritait de sa source walrasienne la représentation de l’être humain en tant qu’agent économique par un automate, le modèle de l’homo economicus maximisateur omniscient et parfaitement rationnel, afin de pouvoir appliquer à l’économie les techniques mathématiques. Un peu plus tard, elle héritait de sa source keynesienne la mission autoproclamée de guider l’action des États en prévoyant de façon aussi précise que possible les conséquences de leurs actions, ce qui renforce le besoin de recourir aux mathématiques. Pour cela, elle prenait le parti de considérer les organisations ou les agrégats tels qu’une nation comme d’autres individus (des « agents représentatifs ») dont les actes sont sans lien avec ceux des êtres humains qui les composent, en adoptant le principe du « no bridge » entre la microéconomie et la macroéconomie.
Mais en abordant sur ces bases un nombre croissant de problèmes divers, de nombreux économistes ont pris conscience des insuffisances du paradigme dit « néoclassique ». L’orthodoxie a alors donné naissance à de multiples sous-écoles. Les uns se livrent à des études de plus en plus étroites à l’aide de modèles de plus en plus sophistiqués sur le plan mathématique, mais de plus en plus déconnectés de la réalité, et qui souvent partent d’hypothèses qui s’écartent du paradigme initial. D’autres se contentent de travaux empiriques, en mobilisant des théories ad hoc empruntées aux diverses écoles de pensée. Pour tous ceux-là, la part théorique de l’économie n’est qu’une boîte à outils, où chacun peut avoir son utilité sans qu’il soit besoin d’un fondement théorique commun. Rares sont ceux qui prennent acte de la faillite du paradigme néoclassique et en entreprennent une critique épistémo-méthodologique qui pourrait poser les fondements d’une reconstruction.
Néanmoins, dans les 50 dernières années, plusieurs écoles de pensée ont introduit dans la théorie, une par une, des modifications du modèle de l’agent qui le rapprochent de l’être humain réel : la rationalité limitée (Herbert Simon), l’information imparfaite, l’incertitude, les croyances, l’apprentissage. Plus récemment, l’économie expérimentale tente de faire reposer l’économie sur l’observation du comportement réel des êtres humains. D’autres développements visent à prendre en compte les organisations et leur logique de fonctionnement interne, ainsi que les institutions dans lesquelles les agents économiques sont immergés. Parallèlement, les interactions entre les différents types d’agents échappent de plus en plus à la caricature du marché walrasien et sont étudiées dans une perspective dynamique avec la réintroduction du temps et de l’incertitude. L’intérêt se déplace de l’étude de l’équilibre vers celle des processus. Nombre d’auteurs se passent dorénavant de toute formulation mathématique.
Les économistes du courant principal, nourris par le modèle néoclassique, considèrent toutes ces idées comme d’importantes avancées que les travaux les plus récents réussissent à intégrer dans ce qui est considéré comme l’orthodoxie. Dans la mesure où ces idées venaient initialement contester la vision dominante, ils concluent avec satisfaction que leur orthodoxie a définitivement vaincu toutes les hétérodoxies, dont la tradition autrichienne.
Or il ne s’agit nullement de faits nouveaux qui auraient été récemment découverts, mais de faits connus depuis des siècles, qui étaient pris en compte par les économistes classiques, et que l’économie walrasienne avait éliminé de son modèle de l’économie. Autrement dit, cette assimilation des hétérodoxies est en réalité un mouvement de retour vers les positions classiques longtemps occultées, sapant ainsi lentement les fondements même de l’orthodoxie qui s’était constituée en décidant de les ignorer, et revenant sur ces questions fondamentales aux positions autrichiennes perpétuées et développées par Mises.
Même s’ils vont dans le bon sens, il n’est pas interdit de juger un peu pathétiques ces efforts pour traiter les phénomènes du monde réel en bricolant une théorie construite sur l’hypothèse que ces phénomènes n’existent pas. Une excessive fidélité à la théorie standard est devenue un obstacle au progrès de la connaissance, et le détour par l’économie néoclassique se révèle plus nuisible qu’utile.
Pour retrouver le bon chemin, la voie la plus sûre et la plus rapide serait donc de revenir au point où les économistes se sont fourvoyés en suivant Walras puis Keynes, pour retrouver avec Menger l’axe majeur de la pensée économique et y rejoindre le plus vite possible leurs collègues de l’école autrichienne et leur maître à tous Ludwig von Mises. La boucle sera alors bouclée, et on pourra rêver aux progrès qu’aurait pu faire l’économie si les meilleurs esprits qui s’y sont consacrés ne s’étaient pas laissé égarer par Walras, Keynes et leurs émules, et à ce que serait le monde si les gouvernants ne les avaient pas suivis.
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À lire, les trois premières parties de la série :
- L’école autrichienne d’économie, une présentation (1) : Histoire
- L’école autrichienne d’économie, une présentation (2) : Une autre conception de l’économie
- L’école autrichienne d’économie, une présentation (3) : Méthodologie et idéologie