J'ai trouvé passionnant l'entretien accordé par Alain Minc au Monde. Je sais, l'homme est décrié, à la mesure de la place médiatique qu'il a, et de l'influence qu'il détient. C'est justement cette réflexion sur l'influence qui rend l'entretien passionnant, car elle permet de réfléchir, une fois encore, à la question de la décision. Et donc du commandement.
source
1/ Il était assez drôle de lire dans tous les articles des journaux "comme le dit un visiteur du soir". Depuis plusieurs mois, chacun savait que l'expression désignait Alain Minc. Même s'il est probable que le président précédent avait plusieurs visiteurs du soir, ainsi que l'eurent avant lui J. Chirac ou F. Mitterrand. C'est d'ailleurs cette permanence qu'il faut tout d'abord relever. Si les conseillers de l'ombre ont toujours existé, il est amusant de voir que leur place a pris un tour plus "visible" depuis la bulle médiatique des vingt ou trente dernières années. Le passage de la presse à la comm en est probablement la raison. Avant, les hommes d’influence agissaient dans l'ombre : maintenant, le clair-obscur devient plus clair qu'obscur, au point qu'ils se confient (partiellement), ne serait-ce que pour obtenir en retour une part du pouvoir.
2/ Influence : le mot est lâché. Il est amusant de voir à quel point certains, proches des plus hauts niveaux de l’État, fantasment sur ces conseillers de l'ombre. Pour eux, c'est la vraie influence, celle de pouvoir parler à l'oreille du puissant. Le lecteur d'égéa sait que je défends depuis longtemps une autre approche, plus indirecte, de long terme, fondée sur l'intelligence et la conviction. Mais somme toute, ces qualités sont aussi celles du visiteur du soir, seul le moyen diffère : dans un cas par des paroles publiques et relayées; dans l'autre, par une parole privée et en tête-à-tête.
3/ A. Minc fait très vite référence au roi. Laissons les discours d'usage et convenus sur la monarchie républicaine, pour rappeler la vieille fonction de "fou du roi". Ce "joker" avait une utilité, celle-là même qu'expose AM : dire la vérité, là où les autres ne peuvent plus rien dire. Le joker ose tout, non parce qu'il est ..on, mais parce que c'est sa fonction.
4/ Car voici le deuxième fait fondamental, que les envieux n'avaient pas aperçu : s'il faut conseiller le prince, c'est que celui-ci est entourée d'une cour. Pour avoir observé le fonctionnement d’une cour (et, pour tout vous dire, pour avoir été moi-même en situation de responsabilité -à un tout autre niveau, s'entend- et vu les possibilités d'installation d'une cour), il faut comprendre à quel point une "cour" est quelque chose de délétère. Pour plusieurs raisons :
- elle en tire son pouvoir. Ayant accès au prince, elle exclut donc les autres. Avant de "se faire bien voir", il faut en effet "se faire voir". Le meilleur moyen consiste à empêcher les autres d'être vus.
- elle en tire mystère : même si elle ne sait rien, elle prend l'air entendu de celui qui sait, et sera d'autant ^plus secrète que, pour cause, elle n'a aucune idée de la décision. Quand on vous dit "je ne peux rien dire", prenez cela au premeir degré.
- elle est animée de bonnes intentions. Et d'abord celle de "protéger" le prince. Garde toi à droite, garde toi à gauche. Ce rôle "protecteur" des cours me semble le plus dangereux, car il n'est même pas fondé sur un intérêt privé, mais sur un sentiment "altruiste". Sans comprendre qu'en protégeant, on tarit, on coupe, on assèche, on tue. D'autant (et Minc le note bien) que cette cour est elle-même coupée de la réalité.
5/ C'est pourquoi je ne suis pas d'accord avec A. Minc quand il attribue ce phénomène au modèle français, "monarchique" ou "étatique" : ayant vécu à l'étranger, les mêmes phénomènes existent, qu'on ne s'y trompe pas.
6/ Cela pose enfin, en creux, la question du chef, qui est encore une fois une de mes intentions. Un chef est toujours relatif par rapport à d'autres puissances : il voit donc lui-même les influences qu'il souhaiterait avoir ici ou là. Mais le point clef, c'est qu'il prenne conscience de l'influence qu'on cherche à avoir sur lui. Il ne s’agit pas seulement des conseillers. Car il est normal qu'un dirigeant ait besoin d'un certains nombre de conseillers, privilégiés, au fait des détails. Mais il doit - il doit- absolument prendre langue avec des conseillers extérieurs, des francs-tireurs, des esprits libres, qu'il écoutera - ou non. Car donner des conseils ou un diagnostic n'est qu'une chose. Le plus important, au fond, n'est pas de savoir si le visiteur du soir influence le dirigeant. C'est qu'il soit un miroir pour celui-ci, et qu'il reflète soit une pensée, soit un environnement. Alors, le visiteur du soir n'est pas un privé intéressé, mais un libérateur, car il permet la décision stratégique.
Sachant que jamais un fou du roi n'a été roi : chacun son métier...
O. Kempf