C’est à la sortie des camps que la mort devint une idée obsédante. J’étais rongée par le remords d’être vivante. Écrasée par un sentiment d’inutilité, de solitude, de culpabilité, j’avais perdu le goût de la vie. J’ai passé l’été 1945 dans une maison près de Namur, en Belgique, qu’un rabbin avait louée pour que mon corps cadavérique, rongé par la gale, trouve du repos. Je me revois en ce jour d’août. J’errais dans la campagne baignée de soleil avec, dans ma poche, un sachet de poison trouvé dans une pharmacie de l’armée américaine. Tandis que je cheminais dans l’idée de mettre fin à mes jours, une dame vint à ma rencontre et m’adressa un sourire inoubliable. D’un seul coup, ce geste gratuit réveilla la vie en moi et me sauva du plongeon. Béni soit ce sourire !
Après quatre années d’orphelinat, je fus confiée à un foyer protestant de Bruxelles dont l’économe était catholique. La présence, la bonté, la pudeur de cette femme m’interpellaient. Quand elle était là, les morsures que je cachais dans le silence me faisaient moins mal. La croix attachée autour de son cou m’intriguait aussi. Un jour, tandis que je lui demandais qui était ce Jésus qu’elle vénérait, elle me confia un Évangile. En l’ouvrant au hasard, je tombai sur ce passage : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire » (Matthieu 25, 35). La lecture de ce verset m’illumina. Poussée par le désir de connaître ce Seigneur dont les paroles touchaient mon cœur, j’allai trouver, sur les conseils de l’économe, une sœur du Cénacle. Avec un sens contestable de la pédagogie, celle-ci débuta son enseignement par le prologue de Jean : « Au commencement était le Verbe. » Je ne comprenais rien. J’étais à deux doigts de baisser les bras, quand, lors d’une leçon de grammaire, ma professeure de français me dit : « Sans le verbe, la phrase n’a pas de sens. » Cette formule résonna profondément en moi. Aussitôt le cours achevé, j’allai confier à la sœur le fruit de ma déduction. « J’ai compris, lui dis-je, sans le Verbe, votre vie n’a pas de sens. » Elle me regarda avec ses grands yeux doux, se mit à pleurer et répondit : « Oui, Magda, Jésus est ce qui donne le sens à ma vie. »
(à suivre)
Deuxième partie