Le chrétien est un libéral non pas par défaut, mais par excès : son expérience spirituelle propre lui prouve qu’il est éminemment libre de développer ses propres forces pour parcourir son propre chemin. Saint Thomas d’Aquin, Docteur de l’Église, pilier de la doctrine catholique et interlocuteur fondamental des relations théologie/philosophie, nous le prouve.
Par Vivien Hoch.
« La Vérité vous rendra libre » (Jean VIII, 32). Une injonction déterminante pour le chrétien, et gage du fait irréductible qui s’impose à lui : Dieu s’adresse à lui non pas pour diriger ses actions, mais pour libérer ses initiatives. Comme le dit magnifiquement le théologien François Varillon, Dieu est l’ « initiative de nos initiatives ». S’il s’infuse dans l’homme, c’est pour lui insuffler du courage, de l’ardeur et de l’initiative, non pour le diriger comme une marionnette. Pour faire de lui une aide précieuse au bien-être des hommes et du monde, un véritable co-créateur et un ami. Le chrétien est en ce sens un libéral non pas par défaut, mais par excès : son expérience spirituelle propre lui prouve qu’il est éminemment libre de développer ses propres forces pour parcourir son propre chemin. Il croit en Dieu, et par là croit à l’homme et à ses potentialités – qui sont somme toute quasi-infinies, en ce monde comme dans l’autre… Saint Thomas d’Aquin, Docteur de l’Église, pilier de la doctrine catholique et interlocuteur fondamental des relations théologie/philosophie, nous le prouve.
L’étude profonde de Thomas d’Aquin convainc en effet quiconque du fait que l’alternative rigide entre liberté et vérité n’est plus valide aujourd’hui. Certains penseurs catholiques ont fait de l’insistance des modernes sur la liberté la cause de la dégénérescence de la civilisation européenne dans le relativisme et l’anarchie axiologique. La liberté, disaient-ils, doit être subordonnée à la vérité. Sous l’injonction de « péché de naturalisme », qui laisse à l’homme tous les pouvoirs, ils ont attaqué l’émancipation de la raison humaine vis-à-vis du dogme et de l’Église. Elle a opposé l’initiative rationnelle du quidam aux règles morales qui lui sont imposées d’en haut. Certes, mais la vérité elle-même ouvre à la liberté. La liberté s’impose d’elle-même comme l’accès à la vérité dès lors qu’on se rend compte qu’elle en est la condition suffisante et nécessaire. Liberté de conscience, libération de l’initiative individuelle et libre examen sont historiquement et philosophiquement fondés sur cette option théologique capitale qui est celle de l’autonomie des réalités terrestres dans leur libre parcours vers Dieu.
La théologie de Thomas d’Aquin porte en elle les germes du libéralisme politique et philosophique en ce qu’elle ouvre à la philosophie, à l’action individuelle et à la raison « pure » un champ parallèle à la théologie. Cette « libération » anthropologique des déterminants théologiques provient, in fine, du moment culminant de cette conjonction historique entre la pensée de l’antiquité gréco-romaine et de l’exégèse biblique. Ce « passage » conceptuel considérable a été opéré en soutenant, contre de nombreux théologiens, le fait qu’« il y a des vérités auxquelles peut atteindre la raison naturelle » (Somme contre les Gentils, I, 3). Une affirmation théologique d’un poids considérable qui a ouvert la raison humaine à la possibilité de se développer de manière autonome en parallèle et complémentarité de la Révélation chrétienne, et qui donne à la raison humaine une consistance propre, détachée de son lien obligeant avec la Tradition et l’autorité dogmatique de l’Écriture. Il est dorénavant possible et souhaitable de parvenir à des vérités – qui ne peuvent être en contradiction avec la Révélation – par les propres forces de son intellect et de son existence vertueuse.
À partir de ce point strictement théologique, Thomas d’Aquin a développé la thèse de l’autonomie des réalités terrestres qui a eu des répercussions considérables dans la conception anthropologique de l’Occident. L’homo laborans de John Locke, un des pères fondateurs du libéralisme, est d’abord l’homo per se potestavium de Thomas d’Aquin : celui à qui le créateur a accordé une consistance ontologique propre (des « droits naturels ») à la propriété, à la liberté d’initiative et de création, sur le modèle du créateur… C’est une idée forte de saint Thomas d’Aquin que d’affirmer explicitement, dans un cadre (pourtant) théologique, que l’homme est à l’image de Dieu en ce qu’il possède la maitrise de son propre pouvoir : le « per se potestavium – avoir un pouvoir par soi-même » qui ouvre la IIème partie de la Somme de théologie est significatif à bien des égards. Par quoi nous sommes imago Dei, ainsi que Dieu nous veut, à sa ressemblance, c’est-à-dire comme celui qui s’autodétermine sans être un simple instrument. L’homme a été créé à la mesure de lui-même, comme métaphore vivante de Dieu (Paul Ricœur). Ce qui fait de lui, évidemment, un lieu de contradiction, comme celui de la bonté infinie et de la présence du mal, l’homme est celui qui est capable de charité et de bestialité. Mais aussi un lieu d’infini.
Il ne faut pas sous-estimer la puissance anthropologique considérable de la pensée d’Aristote dont se sert Thomas d’Aquin pour développer la vérité chrétienne, alors même que le stagirite se contente d’un univers qui laisse à la seule action humaine les forces d’outrepasser la contigence du monde. L’homme ne saurait se mouvoir dans la création comme toutes les autres créatures. C’est parce qu’il est par lui-même principe de ses actes qu’il est au-dessus du reste des créatures – « Semper autem id quod est per se magis est eo quod est per aliud – Or ce qui est par soi est toujours plus grand que ce qui est par un autre » (IIa IIae qu. 23, art. 6, resp.) Et là, saint Thomas a cette formule magnifique, qui pourrait devenir le mot d’ordre du libéralisme chrétien : « Dieu gouverne les inférieurs par l’entremise des supérieurs, non que sa providence soit en défaut, mais par surabondance de bonté, afin de communiquer aux créatures elles-mêmes la dignité de cause. » (Somme de théologie, I pars 22, art. 3). « Être par soi » et accéder à la « dignité d’être une cause », c’est là le point nodal d’une théologie non de la libération, mais d’une théologie qui libère…
L’histoire de l’Église continuera en ce sens, et l’histoire de ce bas-monde lui en donnera des justifications factuelles. C’est face à l’ingérence du pouvoir républicain de la Révolution française que des catholiques comme Montalembert et Frayssinous ont commencé à se rapprocher des libéraux. Le livre de Lamennais, « Des Progrès de la Révolution et de la guerre contre l’Église » de 1829 fut l’acte de naissance du catholicisme libéral. Par suite, les expérience de totalitarisme à tendance étatiste et socialiste – ce qui est idem – du XXème siècle ont naturellement dirigés les haut dignitaires romains vers un libéralisme bien compris. Ainsi Jean-Paul II qui affirme :
L’ordre social sera d’autant plus ferme qu’il n’opposera pas l’intérêt personnel à celui de la société dans son ensemble, mais qu’il cherchera plutôt comment assurer leur fructueuse coordination. En effet, là où l’intérêt individuel est supprimé par la violence, il est remplacé par un système écrasant de contrôle bureaucratique qui tarit les sources de l’initiative et de la créativité. (Jean-Paul II, Centesimus Annus, 1991)
L’opposition consacrée par la philosophe et mystique Édith Stein, déportée dans les camps nazi et sainte patronne de l’Europe, entre le l’ « égocentrisme » des contemporains et le « théocentrisme » thomasien [1] ne saurait mettre un frein à cette explication. Il s’agit en fait, avec Thomas d’Aquin, d’un « théocentrisme égoïque et libéral » : une auto-justification de Dieu à travers les intérêts personnels de l’homme. Si, comme Thomas d’Aquin le montre, Dieu nous a laissé libre de nos choix, soutient nos initiatives personnelles et nous pousse à être cause de nous-même, alors les grands axes de la philosophie libérale trouvent ici une justification théologique profonde. Et nous engage à être des chrétiens libéraux, vecteurs de liberté, d’entrepreneuriat et d’initiative, seuls à même de faire de nous de véritables co-créateurs…
—-
Note :
- Édith Stein, « La phénoménologie de Husserl et la philosophie de saint Thomas d’Aquin » (1929), dans Phénoménologie et philosophie chrétienne, Paris, Cerf, 1987, p. 43. ↩