Wes Anderson est l’une des figures importantes du cinéma indépendant américain. Et quand sa dernière livraison arrive, qui plus est pendant le Festival de Cannes, et derrière une filmographie qui a su trouver public fidèle et critique enthousiaste, l’excitation est à son comble.
La grande force du cinéma du réalisateur américain est d’être au cœur d’un projet uni autour d’une identité cinématographique forte. Moonrise Kingdom ne déroge pas à la règle pour le plus grand plaisir cinéphile. Wes Anderson est cohérent avec lui-même et donc avec son spectateur. Le spectateur reconnaît ainsi aisément les tics de représentation du cinéaste. Mouvements de caméra virtuoses avec chorégraphie des scènes et des acteurs, décors pop, photographie rêveuse, accessoires amusants, nous sommes bien au cœur du dispositif andersonien. Mais ce dernier métrage réalise quelque chose d’encore plus grand. Il faut voir, en effet, la capacité inouïe qu’a le réalisateur à construire un cadre à la perfection. Peut-être était-ce moins flagrant dans les films précédents mais ici, l’œil est flatté par un brio de tous les instants. L’image est travaillée comme jamais sur un principe de symétrie quasi mathématique qui offre de jolies perspectives d’interprétation. Ajoutons à cela un sens monstrueux du découpage, lui aussi d’une précision folle, et nous voilà devant un pur objet formel comme on en a rarement devant les yeux.
Néanmoins, certains pourront faire remarquer que ce système de représentation est trop carré pour être réellement honnête. Ils n’ont sans doute pas tout à fait tort. Moonrise Kingdom est tellement ancré dans la logique filmique de Wes Anderson (on retrouve même sa bande habituelle d’acteurs) qu’il n’offre aucune nouveauté et, par voie de conséquence, aucune surprise. Le film, pris à ce niveau, peut alors paraître assez vain et futile et peut arriver à énerver devant une telle facilité. Moonrise Kingdom est en fait du déjà-vu. Le cinéaste frise, à ce niveau, l’auto caricature. Pire encore, il en fait des tonnes pour satisfaire l’amateur de cinéma, qu’il soit public ou critique qui va approuver tout de suite la grande qualité de la mise en scène. Finalement, Moonrise Kingdom donne l’impression de vouloir flatter l’ego de son auteur dans une pure logique complaisante. Si cet angle peut donner au film des mauvaises intentions, ces dernières ne sont finalement que l’expression d’une certaine mauvaise foi même si elles titillent le spectateur. En effet, cela serait déplacé d’entrer en résistance contre un objet qui donne du cinéma, du vrai. Il faut davantage parler de science cinématographique que de prétention visuelle, car c’est bien de cela qu’il s’agit, propose, qui propose en fait, une nouvelle grille d’analyse au cinéma de Wes Anderson en général et à Moonrise Kingdom en particulier.
La question de la compatibilité de la bande dessinée au cinéma est souvent posée, à l’aube des nombreuses adaptations qui fleurissent sur les écrans. Certaines productions jouent la carte du vulgaire copier-coller dont Sin City en est l’exemple le plus flagrant quand d’autres essaient d’amener une réelle transmission entre les deux mediums comme le prouvent les Batman de Tim Burton et de Christopher Nolan pour ne citer qu’eux. Wes Anderson, en bon trublion qu’il est, inverse le rapport existant pour aller vers quelque chose d’original et de nouveau. Il propose en fait une lecture du cinéma comme une bande dessinée. Ainsi, la maîtrise formelle peut être appréhendée comme une construction de toute une série de vignettes. La construction très picturale d’un cadre fermé donne à chaque plan le statut d’une case. L’image est limitée par les jeux sur les décors et accessoires et le hors champ apparaît ainsi inexistant. Quant au montage, sa qualité réside dans sa capacité à faire défiler les plans de manière logique, comme un pur fantasme de lecture automatique où les cases lui arrivent frontalement devant les yeux. On savait que Wes Anderson aimait travailler les passerelles entre les genres et les disciplines, surtout avec La Vie aquatique et Le Fantastique Mr Fox où il essayait de mixer animation, prise de vue réelle, effets spéciaux dans une grosse ambiance décalée. Moonrise Kingdom pulvérise ces partis pris et se pose comme un objet plus hybride que jamais. Cela rend le film passionnant d’un point de vue théorique.
Comme toujours chez Wes Anderson, la complexité de la forme ne vient jamais mettre à mal une histoire des plus simples et des plus émouvantes. Là aussi, il faut voir la conscience cinématographique du cinéaste qui reste dans son propos tout en amenant des petites variantes qui font l’originalité de chaque livraison. Ici, on nous raconte l’histoire de deux adolescents meurtris par leur situation respective et qui vont s’attacher l’un à l’autre. L’occasion est rêvée pour évoquer avec délice l’éveil du désir amoureux et l’affranchissement de son identité. Surtout et tout comme son cinéma, les deux protagonistes du cinéaste ne se sentent pas à l’aise dans un monde fermé, plat et fade. Wes Anderson veut ainsi lutter contre l’homogénéisation et le formatage d’une société qui ne donne pas sa chance aux rêveurs, aux laissés pour compte, aux rebelles. De plus, l’imagerie du cinéaste convient parfaitement, à ces thématiques tant elles contrebalancent le poids de l’existence. Il n’existe ainsi pas de misérabilisme car la démarche poétique, parfois loufoque mais toujours sérieuse, prend le pas sur toutes autres formes de sensations. D’ailleurs, la pudeur est de rigueur même pendant les moments casse-gueule. L’empathie est alors réelle pour ce couple, surtout si l’on ajoute leurs qualités de jeu des deux jeunes qui font passer Wes Anderson pour un directeur d’acteurs compétent.
Moonrise Kingdom se pose comme l’un des meilleurs films de son auteur, si ce n’est son plus beau. Le fond et la forme s’accordent parfaitement pour un plaisir de cinéma aux limites de l’absolu. Mais il faut qu’il fasse attention. Sa démarche cinématographique, si puissante soit-elle, va finir, à terme, par se retourner contre lui.