Ce n’était pas un chanteur, mais un diseur, tellement la qualité de la diction d’un texte primait sur toute autre chose quand il chantait du Lied. Il fait partie de cette race d’artistes qui possédait la musique jusqu’au bout de la voix, mais qui avait la conscience aiguë de la nécessité, dans la mélodie mais aussi à l’opéra, de prononcer un texte avec clarté, de le dire, de le projeter, de le mâcher: ce n'est pas un hasard s'il avait chanté Sachs, qui à chaque acte des Meistersinger donne à Walther une leçon de chant et qui doit chanter de très longs monologues. On le lui reprochait parfois : ce souci perfectionniste au dernier degré du texte le faisait taxer de maniériste, le faisait accuser d’artifice, comme si l’art pouvait être autre chose que suprême élaboration.
Dietrich Fischer Dieskau était si considérable que même le journal Le Monde affiche la nouvelle de sa disparition, à 86 ans, en première page. Pour comprendre l’incroyable gloire de l’artiste (que nous nommions « DFD » par affection entre nous) je me réfère à la couverture du programme de ce mois de mai de Carnegie Hall, sur les 125 ans de la salle, qui affiche une photo de ceux qui furent les gloires de la maison pris ensemble en train de chanter en chœur : il y a Isaac Stern, Yehudi Menuhin, Svjatoslav Richter, Vladimir Horowitz, Mstislav Rostropovitch, Leonard Bernstein…et Dietrich Fischer Dieskau. C'est-à-dire les Dieux de la musique.
Il chantait assez souvent à Paris, et c’était pour nous l’absolue référence, naturellement dans Schubert, mais chaque concert était une leçon : j’avais des amis qui le suivaient partout.
Mon plus grand souvenir : Lear de Aribert Reimann, écrit pour lui, créé à l’opéra de Munich en 1978 et que je vis en 1980 (avec sa femme, autre monstre sacré, Julia Varady). Les mots ne suffisent pas à décrire cette composition hallucinante et le souvenir de cette silhouette isolée, hiératique, sur le plateau dépouillé conçu par Ponnelle. Regardez-le dans la scène finale sur YouTube !
Encore un monstre sacré qui s’en va, mais qui reste toujours présent, depuis qu’il s’était retiré des scènes en 1992, parce que chaque chanteur de Lied depuis Fischer Dieskau est jugé à cette aune-là : la question est toujours « sera-t-il le nouveau DFD ? », on l’a posée pour Thomas Quasthoff, pour Matthias Goerne, on commence à se la poser pour Christian Gerhaher…Le chant évolue, et sans doute Fischer Dieskau a-t-il scellé une période nouvelle, une manière nouvelle de lire les textes et de lier le dire et le chanter : il a enseigné, il a dirigé, il a écrit. Il était un de ces artistes toujours présents en nous, avec une modestie médiatique que seules les légendes vivantes peuvent garder.