« Le Front national est un parti raciste et xénophobe ». Jacques Chirac traçait en 1998 la ligne brune infranchissable. Les élections régionales, garnissant les enceintes délibérantes d’un grand nombre d’élus FN, s’étaient révélées des plus tempétueuses. Les leaders UMP cédant à la tentation d’accepter les voix frontistes pour se faire élire présidents de conseils régionaux avaient alors vu la sanction tomber illico : l’exclusion. Le rejet du FN, l’un des marqueurs-clés de la présidence Chirac, n’était pas qu’une formule incantatoire, il s’agissait d’un principe exigeant et contraignant. En 2002, la gauche a renvoyé l’ascenseur au candidat Chirac, en intégrant un « front républicain » transpartisan qui l’a massivement réélu face à Jean-Marie Le Pen.
Mais le Front national n’a pas toujours été rejeté ainsi au ban de la classe politique. Vers la fin des années 1980, ce parti entretenait des liens plus ambigus avec la droite parlementaire. C’est la succession de déclarations aussi provocantes que choquantes de Jean-Marie Le Pen qui ont nourri la légende noire du parti d’extrême droite, le vouant aux gémonies.
Récemment, deux phénomènes ont ébranlé les digues du front républicain anti-frontiste. Tout d’abord, la reprise en main du parti par Marine Le Pen a adouci son image. Elle-même, dénuée de tout lien équivoque avec certaines périodes historiques (la Seconde Guerre mondiale ou la Guerre d’Algérie), et plaçant les thématiques socioéconomiques au même niveau que l’immigration, elle apparaît moins comme un repoussoir. A ce titre, un sondage Sofres de mai 2011 avait retenti comme un coup de tonnerre dans le ciel azuré de la droite : Marine Le Pen devenait la personnalité politique de droite la plus populaire (29%). Ensuite, l’horizon électoral de l’UMP apparaît obscurci par le souffle de la victoire de François Hollande et – surtout – par la multitude des triangulaires annoncée. Selon l’Ifop, avec 18 % d’intention de vote en faveur du FN pour les législatives – sachant que les candidats peuvent se maintenir au second tour à partir de 12,5% des inscrits -, nul besoin d’être devin pour prévoir que l’hémicycle devrait rosir sérieusement.
Dans ces perspectives moroses, l’explosive boîte de Pandore est offerte ; elle contient les accords électoraux avec Marine Le Pen. L’UMP, construction fédérant habilement les différentes sensibilités de droite sous la houlette de Nicolas Sarkozy, est-elle menacée d’exploser sur cette question ? Si les électorats UMP et FN apparaissent loin d’être fongibles en un même ensemble, la base UMP semble quant à elle plus tentée que jamais par une éventuelle main tendue vers Marine Le Pen.
LA FRANCE QUI SE BAT, LA FRANCE QUI SE DEBAT
De manière frappante, les électorats de Nicolas Sarkozy et de Marine Le Pen au premier tour apparaissent dissemblables. Sur un plan sociologique, le vote en faveur de la présidente du FN s’est davantage implanté chez les hommes, dans la population salariée, en particulier chez les artisans-commerçants-chefs d’entreprise, les ouvriers et les employés. Les populations périurbaines des grandes agglomérations ont été particulièrement réceptives à son discours. Au-delà des électeurs se plaçant très à droite de l’échiquier politique, elle a recueilli également des scores très importants chez ceux ne se situant ni à droite ni à gauche. Elle a en revanche rencontré un moindre succès chez les retraités et encore moins chez les plus diplômés, les plus aisés, les habitants des centres-villes ou de Paris (où elle a réalisé des scores trois fois moins importants qu’au niveau national).
Au contraire, l’électorat du « candidat du travail » a réalisé ses plus faibles scores auprès de la population salariée, notamment chez les salariés du secteur public. Il n’est arrivé qu’en quatrième position chez les ouvriers. Avec un électorat légèrement plus féminin, ses gros bataillons de partisans se trouvaient chez les 60 ans et plus, les salariés travaillant à leur compte, les cadres et professions libérales et les catholiques pratiquants.
Mais, au-delà des différences sociologiques, la principale ligne de fracture entre les deux électorats se situe sur la représentation que l’on a de soi dans la société. Selon Viavoice, l’électorat de Nicolas Sarkozy est le plus optimiste de tous : ses électeurs ont davantage le sentiment d’être pris en compte dans la société actuelle, et se montrent les plus confiants quant à l’avenir. Au contraire, parmi les électeurs de Marine Le Pen, on retrouve une part importante de personnes estimant que non seulement ils ne sont pas pris en compte par la société, mais qu’en plus leur situation se détériore. Cette dichotomie entre la France lepeniste, celle qui se débat, et la France sarkoyste, celle qui se bat, peut s’expliquer par la différence de statut dans la société.
L’IMMIGRATION, TOUJOURS LE MOTEUR DU VOTE LE PEN
Le discours de l’UMP et celui du FN s’adressent à deux électorats distincts, ayant un socle de préoccupations relativement homogène, mais avec un ordre de priorité différent. Selon Ipsos, les électeurs de Nicolas Sarkozy ont motivé leur vote d’abord par la crise économique et financière (62%) – « le capitaine courage dans la tempête » – puis par le pouvoir d’achat et l’immigration. Les partisans de Marine Le Pen ont quant à eux placé l’immigration (62%) au sommet de leurs préoccupations, devant le pouvoir d’achat et l’insécurité, thèmes chers au Sarkozy de 2007. Beaucoup de nos concitoyens se sont émus de la place disproportionnée accordée à l’immigration au cours de la campagne. Le virage de Sarkozy et de ses proches sur cette question à partir de février, entraînant dans son sillage la radicalisation de la candidate FN, s’explique parce qu’une portion de l’électorat – certes minoritaire mais stratégique – subordonne tout simplement son vote à cette question. On a ainsi assisté à une vraie surenchère sur l’immigration entre les deux candidats, qui a pu effrayer certains modérés, à l’instar de François Bayrou. La stratégie sarkozyste n’a fonctionné que partiellement, même si le taux de report des voix frontistes s’est révélé plus élevé que prévu (54% selon Viavoice). Elle n’a certes pas permis d’emporter la victoire, mais l’écart avec François Hollande s’est nettement réduit les derniers jours de l’entre-deux tours.
UNE DYNAMIQUE EN FAVEUR DES ACCORDS AVEC LE FN AU SEIN DE LA BASE UMP
Pour que l’UMP envisage de tisser des liens avec le FN, encore faudrait-il une homogénéité d’opinion entre les deux électorats. Effectivement, le clivage gauche-droite n’a pas encore rendu son dernier souffle. Il existe un bloc de droite (UMP+FN) se distinguant d’un bloc de gauche (PS+Verts+FG) avec un regard plus critique porté sur le modèle social français, sur les services publics, sur les 35 heures et sur l’islam. Ils sont également moins attachés à la réduction des inégalités que les électeurs de gauche. Mais ce bloc se scinde tout net sur l’euro avec deux aspirations apparemment irréconciliables entre la base UMP farouchement attachée à son maintien tandis que la plupart des Frontistes en ont déjà fait le deuil.
Par ailleurs, les années de diabolisation du FN, marquées par la personnalité controversée de Jean-Marie Le Pen, les fantômes des années 30-40 et les accusations de racisme, ont marqué les esprits. Aujourd’hui, les électeurs UMP apparaissent totalement divisés sur la question d’éventuels accords électoraux, une légère majorité y étant défavorable (51%). Cependant, la dynamique de ces derniers mois pousse en faveur des partisans d’une alliance. Concernant les élections locales, 54% souhaitent des accords entre les deux partis, alors qu’ils n’étaient que 32% en 2010 selon l’Ifop. Parallèlement, les électeurs FN sont de plus en plus nombreux à se montrer favorables à un accord pour les élections locales (77% contre 62% en 2010).
Pour l’instant, la jurisprudence Chirac prévaut toujours. Marine Le Pen, sachant que rares sont ses électeurs qui ont voté pour Hollande au second tour (18%), a levé le tabou de possibles discussions avec l’UMP pour les législatives afin de vaincre les candidats de gauche. Jean-François Copé a endossé le costume du gardien du dogme chiraquien, menaçant tout candidat UMP tenté de se rapprocher du FN. Mais face à une base moins complexée que ses représentants, combien de temps le vernis pourra-t-il ne pas craquer ?
VERS UNE SCISSION DE L’UMP ?
De façade, l’UMP apparaît relativement unie, soudée autour de quelques idées phares. Très majoritairement, ses sympathisants sont sceptiques sur les 35 heures, ils souhaitent réduire les dépenses publiques, ils ont confiance dans les centrales nucléaires françaises (80%), et dans une moindre mesure, ils refusent d’accorder le droit de vote aux étrangers pour les élections locales (63%).
Pourtant, l’électorat UMP se révèle profondément divisé sur le degré d’exposition de la France au reste du monde. Ainsi, ses sympathisants sont très partagés sur la nécessité d’ouvrir davantage la France à la mondialisation, sur la compatibilité entre la compétitivité économique et notre modèle social, sur le renforcement de l’intégration européenne (57% y est favorable contre 39%) derrière ce clivage se cache en réalité un clivage sociologique : l’électorat aisé de l’UMP est libéral, libre-échangiste et européen, tandis que les catégories populaires de l’UMP sont colbertistes, protectionnistes et souverainistes. Celles-ci, le cas échéant, pourraient tomber dans l’orbite de Marine Le Pen.
Or, jamais la frange orléaniste de l’UMP ne pourrait accepter un rapprochement de l’UMP avec le FN, ne serait-ce parce que sa sensibilité politique, libérale, est beaucoup plus proche des socialistes que de la droite extrême. Le fait que Laurence Parisot ait enfourché le combat contre Marine Le Pen comme cheval de bataille démontre bien l’hostilité radicale des élites patronales et bourgeoises, proches de l’UMP, aux idées du Front national.
L’UMP, dans sa forme actuelle, est donc menacée par les propositions d’accords de Marine Le Pen.