Pendant longtemps, Bollywood a semblé n’être qu’une utopie
vue des salles de cinéma françaises, une incongruité artistique qui ne pouvait
que se briser sur le mur de la barrière culturelle. Pour les spectateurs
français un brin curieux, le cinéma indien se résumait à Satyajit Ray, Mira
Nair, et toute cette veine de cinéma social conscient venu du pays de Gandhi.
Tout le monde avait bien sûr entendu parler de Bollywood et vu quelques
extraits ici ou là, mais cette industrie exotique semblait destinée à rester
hors de nos écrans, si ce n’est les petits pour les amateurs allant se fournir
en vidéo du côté du Passage Brady.
Et puis Lagaan a débarqué, cela fera exactement dix
ans dans quelques semaines. Après des années à être resté confiné au ghetto de
la distribution des films en France – comprenez des imports VHS ou plus tard
DVD avec des sous-titres très approximatifs – Bollywood est arrivé par
la grande porte dans les salles de cinéma hexagonales, avec dans un premier
temps, en mai 2002, la projection en sélection officielle au Festival de
Cannes de Devdas, puis un mois plus tard donc, la sortie un peu
partout en France de Lagaan. Je l’ai déjà raconté, à l’époque
j’étais plus que sceptique quand j’ai vu se profiler le film d’Ashutosh
Gowariker, comédie musicale dramatique de trois heures prenant pour cadre
l’Inde colonisée par les Britanniques et pour intrigue principale un match de
cricket entre paysans indiens et militaires de Sa Majesté. Un programme tellement
improbable que l’envie de le voir était tout de même irrésistible.
Si la curiosité l’a à l’époque emportée sur le scepticisme,
je n’en remercierai jamais assez le garçon de 20 ans que j’étais alors. Car Lagaan
a été une révélation, une proposition de cinéma iconoclaste et enthousiasmante
qui n’a pas eu de mal à se détacher tant le film ne ressemblait à rien de ce
que mes racines culturelles et mes attentes cinéphiles pouvaient être alors.
Bollywood n’a plus été cette simple utopie et a pris forme à mes yeux, ainsi
qu’à ceux d’une pincée de distributeurs français qui ont cru qu’il y avait
peut-être, finalement, de la place pour cet autre cinéma indien en France. S’en
est alors suivie une parenthèse enchantée dans les salles hexagonales, quatre
années qui ont vu fleurir les films Bollywoodiens dans les cinémas gaulois.
Fleurir est un terme qui peut sembler quelque peu galvaudé
si l’on jette un œil sur le nombre de films indiens qui sortent en
Grande-Bretagne, mais comparé à ce qui sortait avant et à ce qui sortira
ensuite, « fleurir » n’est pas un terme inadéquat.
« Devdas », « La famille indienne », « Swades »
et quelques autres vont à cette période colorer les écrans français de mille
feux et émotions. Leurs chants et danses enchantent, leur sens excessif du
mélodrame amuse et bouleverse, et en l’espace de quelques films on en vient à
comprendre pourquoi Shah Rukh Khan, Kajol, Rani Mukherjee et les autres acteurs
locaux sont vénérés en Inde.
Le climax de cette popularité en France eut lieu au
printemps 2006 à l’occasion d’un festival de films au Grand Rex et de la sortie
en salles de « Veer Zaara » pour laquelle se déplacèrent réalisateur
et comédiens. Une séance de dédicaces au Virgin Mégastore des Champs-Élysées en
présence de Shah Rukh Khan, Preity Zinta et Rani Mukherji entraîna même une
cohue incroyable obligeant l’organisation à bloquer l’accès au magasin tant il
y avait de monde, et l’intervention de pompiers pour s’occuper des nombreux
évanouissements. Après ce paroxysme Bollywoodien dans le paysage français, le
déclin a été brutal.
A l’évidence, les distributeurs n’ont pas trouvé leur compte
au box-office. Le taux de remplissage des salles programmant les films étaient
plutôt bons, mais aucun n’a semblé en mesure de dépasser le carcan de la
curiosité que représentait le genre aux
yeux des spectateurs français. Les rares films à avoir eu la chance d’être
distribués en France ces cinq dernières années étaient soit trop fades (Sawaariya)
soit trop occidentalisés (« My name is Khan »), tout en
restant trop confidentiels, pour espérer relancer la flamme.
Alors quoi, les distributeurs français auraient totalement
abandonné l’idée de faire entrer les saveurs
indiennes kitsch mais réjouissantes de Bollywood dans les mœurs
cinéphiles françaises ? N’y voient-ils plus aucun potentiel et croient-ils
que la parenthèse enchantée de 2002 à 2006 a prouvé que les spectateurs
français étaient allergiques à ce cinéma coloré ? N’ont-ils pas vu les
têtes des gens à la sortie des salles ? N’ont-ils pas entendu le bouche-à-oreille
se propager ? Je ne connais pas un seul sceptique que j’ai réussi à
envoyer voir un de ces films qui n’en soit revenu conquis. Mon prosélytisme a
eu un taux de réussite de 100%.
Les distributeurs se trompent s’ils croient qu’il n’y a pas
de public en France pour le cinéma de Bollywood. Ne s’agirait-il pas plutôt, au
lieu de sortir les films près de deux ans après leurs sorties initiales en
Inde, alors qu’ils ont alors déjà été vus par ceux qui s’y intéressent
vraiment, de les rendre visibles sur les écrans aussi rapidement que possible
après leur sortie en Inde ? En Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, où les
films de Bollywood sortent quasi en même temps qu’à Mumbai (y en a qui disent
encore Bombay ?), les films affichent des scores mirobolants, même s’il
est évident qu’il faut tenir compte du fait que la communauté indienne est plus
nombreuse dans ces pays.
Aucun film né de l’industrie Bollywoodienne n’est parvenu
jusqu’à nos écrans depuis « My name is Khan » il y a deux ans (et
encore, le film est une coproduction américaine). Dix ans après les promesses
de Devdas et Lagaan, tout semble donc à réessayer et reconstruire.
J’attends avec impatience le(s) distributeur(s) qui aura cette audace.