Les médias et le discours politique relaient à l’envi l’idée selon laquelle si l’État réduit la dépense publique il ne peut en résulter qu’une aggravation de la situation et, que seul un accroissement desdites dépenses peut provoquer le retour de la croissance. Pourtant, cette affirmation n’a rien d’une vérité révélée ; elle repose sur une théorie.
Par Georges Kaplan.
Il ne se passe pas une journée sans que l’on nous parle de « politiques de croissance » opposées aux « politiques d’austérité » et que l’on accuse ces dernières d’êtres responsables de la situation pour le moins tendue dans laquelle se trouvent les économies de notre vénérable continent. Les médias et le discours politique relaient à l’envi l’idée selon laquelle, si l’État réduit la dépense publique, il ne peut en résulter qu’une aggravation de la situation et, qu’au contraire, seul un accroissement desdites dépenses est de nature à provoquer le retour de la croissance. Pourtant, cette affirmation n’a rien d’une vérité révélée ni d’un axiome économique ; elle repose sur une théorie.Appelez-la « synthèse néoclassique » ou « néokeynésianisme », elle est – pour schématiser grossièrement – la réconciliation des concepts micro-économiques développés par les néoclassiques et des idées macroéconomiques de John Maynard Keynes. C’est cet ensemble de théories, cette vision du monde qui constitue le logiciel de nos politiciens, la grille de lecture qui leur sert de vadémécum, la science économique telle qu’elle est enseignée dans la plupart des universités et telle qu’elle est restituée dans la plupart de vos journaux – l’économie mainstream, la pensée unique, c’est elle et rien d’autre. Croissance ou austérité sont les deux types de politiques économiques qui résultent directement de ce cadre théorique ; c’est l’application du policy-mix.
Le policy-mix néokeynésien
Un petit rappel théorique ne sera pas inutile. Pour Keynes, durant les périodes de récession économique, les entreprises comme les ménages tendent à se montrer exagérément pessimistes (les « esprits animaux »), privilégient l’épargne à la consommation et tendent ainsi à aggraver la situation. Dès lors, il suit que l’État doit intervenir en menant une politique contra-cyclique destinée à relancer la demande et donc la croissance – raison pour laquelle on parle de « politiques de relance ». Dans le cadre du policy-mix, la relance repose sur la combinaison de deux instruments d’intervention.
Le premier c’est la politique budgétaire. Pour relancer la demande, Keynes préconise une augmentation des dépenses de l’État financée par du déficit budgétaire – c’est-à-dire des emprunts. C’est typiquement le New Deal de Roosevelt, le plan Chirac de 1975, celui de Mauroy en 1981 ou, plus proche de nous, ceux d’Obama et de Sarkozy [1]. L’idée de Keynes était qu’un surcroît de dépense publique en phase de récession déclencherait un effet boule de neige, le multiplicateur keynésien : le plan de relance permet aux gens de toucher des revenus qu’ils dépensent à leur tour, créant ainsi de nouveaux revenus et ainsi de suite. En théorie, lorsque la croissance est de retour, l’État bénéficie de rentrées fiscales supplémentaires et en profite pour rembourser les dettes créées lors du plan de relance ; en pratique, dans le cas de la France tout du moins, nous sommes en relance permanente depuis 1975.
Le deuxième outil du policy-mix, c’est la politique monétaire : lorsque la récession frappe, en toute bonne logique keynésienne, il faut encourager la consommation au détriment de l’épargne. Pour ce faire, la banque centrale est priée de faire baisser le niveau des taux d’intérêt en injectant de la monnaie dans l’économie. Le coût du crédit étant moins élevé, les entreprises comme les particuliers se remettent à investir et à consommer et comme par ailleurs la rémunération de l’épargne a baissé, les investisseurs sont moins incités à épargner. Évidemment, la limite de l’exercice c’est l’inflation : les banquiers centraux assouplissent leur politique monétaire pour relancer la croissance tout en surveillant les indices de prix à la consommation pour éviter que la monnaie ne perde trop de sa valeur [2].
Le cadre théorique étant posé, je vous propose un petit détour loin de la cacophonie médiatico-politique, dans le monde froid des faits et des chiffres, qui nous permettra peut-être de déterminer si nos gouvernements européens ont effectivement mis en œuvre des politiques d’austérité ou, au contraire, s’ils se sont conformés strictement aux recettes macroéconomiques keynésiennes.
Rigueur ou pas ?
Pour ce qui est de la politique monétaire, vous m’accorderez que la Banque Centrale Européenne a bel et bien fait baisser le niveau des taux d’intérêts. Son principal taux directeur, le taux « refi », est passé de plus 4% à l’automne 2008 à 1% aujourd’hui et l’injection monétaire massive qui a accompagné ce mouvement a également permis de faire baisser l’ensemble des taux d’intérêt. Par exemple, le taux des obligations d’État notée AAA à 10 ans est passé d’environ 4,3% au début du mois de septembre 2008 à moins de 2,3% en ce moment et on en arrive même à des extrêmes ; malgré la perte de son troisième A, jamais l’État français ne s’était endetté à si bon compte : lors de ses dernières adjudications, l’Agence France Trésor a collecté plus de 3 milliards d’euro à un taux de 2,96% sur 10 ans et a même réussi à placer pour près de 4 milliards de bons du Trésor à 3 mois à un taux de – tenez-vous bien – 0,074%. Du point de vue de la politique monétaire il n’y a donc pas photo : nous sommes bien dans une optique de relance.
Évidemment, lorsque l’on parle d’austérité, c’est plutôt à la politique budgétaire que l’on pense. Il y a donc trois possibilités : soit les États de l’Union Européenne ont effectivement réagi à cette crise en réduisant le niveau de leurs dépenses et de leurs déficits – auquel cas il s’agit bien de politiques d’austérité –, soit nous avons assisté à des réactions très différentes d’un pays à l’autre et il faut donc juger au cas par cas, soit le niveau des dépenses publiques et des déficits budgétaires ont augmenté – auquel cas la politique mise en œuvre est précisément celle qu’aurait sans doute préconisé Keynes de son vivant.
Commençons par la dépense publique et comparons, pour chaque pays, son niveau moyen entre la période d’avant crise (2004-2007) et la période de crise (2008-2011) : sur la base des données d’Eurostat, il n’y a, au sein de l’Union Européenne, pas un seul pays qui ait réduit son niveau de dépense publique. Pas un seul. Mieux encore : seuls le Royaume-Uni (qui parvient à la maintenir à un niveau relativement stable aux environs de 840 milliards d’euros par an), la Hongrie et la Suède affichent des dépenses publiques qui progressent de moins de 10%. Les 24 autres membres de l’Union, ont augmenté massivement leurs dépenses : plus 15% en France, 16% au Portugal, 25% en Grèce, 28% en Espagne et 42% en Irlande [3]. À l’échelle de l’UE, les dépenses publiques progressent de 14% entre les deux périodes et passent de 46,4% du PIB à 49,5%. Le seul pays européen à avoir mis en œuvre une politique qui puisse s’assimiler à de l’austérité, c’est l’Islande qui réduit sa dépense publique de 10%.
Même opération pour les déficits : comparons le déficit budgétaire annuel moyen des pays de l’Union avant la crise (2004-2007) à celui des quatre dernières années (2008-2011). Toujours sur la base des données d’Eurostat, il n’y a, dans toute l’Union, qu’un seul pays qui ait réduit son déficit : c’est la Hongrie (d’environ 6,5 milliards d’euros par an à un peu moins de 2 milliards). Les 26 autres pays, sans aucune autre exception, sont passés de budgets excédentaires à des déficits ou ont augmenté les déficits déjà existants. En Espagne, on est passé d’un surplus de 13,5 milliards à un trou de près de 89 milliards ; en France et en Grèce, le déficit annuel des finances publiques a pratiquement doublé ; à l’échelle de l’Union, on passe d’un déficit moyen de 217 milliards par an à pratiquement 619 milliards ; de 2% du PIB à 5,1%.
Au royaume des aveugles…
Existe-t-il quelqu’un de sensé qui pourrait m’expliquer en quoi, exactement, les pays européens seraient victimes des conséquences de politiques d’austérité qui n’ont jamais été mises en œuvre ? Pourrait-on m’expliquer comment il est possible de qualifier la politique de Nicolas Sarkozy de politique d’austérité ou de rigueur alors que ce même Nicolas Sarkozy, sur la durée de son mandat, a augmenté la dépense publique de 52,6% du PIB en 2007 à 56% en 2011, a fait creusé notre déficit annuel (au sens de Maastricht) de 2,7% du PIB à 5,2%, a fait exploser notre dette publique (au sens de Maastricht) de 64,2% du PIB à 86% et nous a gratifié d’un plan de relance de 34 milliards d’euros en 2009/10 (soit environ 1,8% du PIB – proportionnellement plus que celui de Pierre Mauroy en 1981) ?
Sommes-nous devenus aveugles au point de ne pas voir que c’est précisément parce que nous avons, une fois de plus, appliqué les recettes des apprentis sorciers keynésiens que nos économies s’enfoncent dans ce marasme ? Voilà 37 années consécutives que les gouvernements de ce pays, de gauche comme de droite, nous appliquent les mêmes remèdes ; 37 années d’échecs, de chômage, de pouvoir d’achat en berne et nous en redemandons ? Mais enfin, que faut-il pour que ces imbécilités cessent ? Allons-nous vraiment devoir en passer par la planche à billet, le blocage des prix et le protectionnisme ? Faut-il vraiment que nous reproduisions les mêmes erreurs ? Combien de misères cette humanité devra-t-elle encore supporter avant que nous comprenions enfin qu’une économie n’est pas une somme de grands agrégats abstraits, qu’une économie ne se planifie pas, qu’elle ne se pilote pas et toute tentative en ce sens n’aboutira jamais à rien d’autre qu’une catastrophe ?
- Bien avant Keynes, des politiques similaires avaient été mises en œuvre comme par exemple par Charles Alexandre de Calonne, Contrôleur général des finances de Louis XVI de 1783 à 1787. ↩
- C’est en ce sens que le policy-mix intègre l’apport du courant monétariste de Milton Friedman (la théorie quantitative de la monnaie). ↩
- Ou 30% si l’on exclue l’année 2010 qui est, il est vrai, exceptionnelle. ↩