Mon appartement croule depuis des siècles sous les paquets de gâteaux secs et autres sucreries qui m'ont permis d'inonder la chaîne de tickets-réponses. Sans parler de l'odeur amère de quelques années d'espérances déçues avant le jour d'extase où j'ai touché le Graal.
Ici et maintenant, en plein cœur, j'y suis. LÀ. C'est moi, en personne, qui patiente dans le pentagone central. Celui dont on ne laisse voir aux téléspectateurs que les murs opaques, durant chaque représentation de « Plateau d'enfer ». C'est bien moi qui vais entrer dans l’alcôve 22 , au sein de l'agorashow d'OmniMediaMondial, plus connu sous le nom d'OMM. Exactement au centre de la ville, là où les soupirs des soixante-six millions d'habitants de Velosurbia viennent affluer, à l'heure de la crème des spectacles. Je touche en direct et pour de vrai la scène de « Plateau d'enfer ».
Une beauté renvoyant la secrétaire au chapitre des difformités m'installe, me susurre les dernières recommandations de silence et d'immobilité avant de m'inviter d'un geste sublime à jouir du spectacle. Le plateau devant moi , faiblement éclairé, pulse comme un gros moteur bridé. Une odeur âcre, indéfinissable flotte. Peut-être vient-elle de moi. Je salive, toussote. Toute ma famille trépigne devant l'écran sans doute. M'apercevront-ils au détour d'un panoramique des caméras ?...La musique du générique vient et je m'enfonce dans le fauteuil. Mon cœur s’accélère, monte en régime. Les assesseurs viennent d'amener le monstre qui ne se doute évidemment de rien, après l'effacement mémoriel temporaire de rigueur. Il regarde autour de lui, souriant, presque tranquille. Nous voit-il derrière la lumière crue des projecteurs ?...Il est sans doute concentré sur la gloire promise et la somme à six euros qui l'accompagne. Persuadé comme tous ses prédécesseurs de tenir jusqu'à ce que l'animateur lève la séance et livre la fortune entre ses mains élues. Du moins, je l'espère, il durera plus longtemps et se battra bravement contre le sort, contre ses forces qui le fuiront avec son sang. Accessoirement, contre l'excitation et l'angoisse d'avoir deux milliards de téléspectateurs.
Cheveux crantés, croix rouge en guise de cravate sur pull à couleurs évolutives, Arturo, l'animateur chéri par toute la planète, vient d'entrer. Une caméra nous l'offre aussitôt. Sourire inimitable. Canines avec logo de la chaîne incrusté. Je ne peux m'empêcher de sourire à mon tour, et la petite trentaine d'élus autour de moi. Il s'installe, présente les invités. Les trois opérateurs pénètrent à leur tour sur le plateau. Tenue sombre, logo sur l'épaule droite. Un lent soupir fuse de l'assistance. Le décor est planté, je serre les accoudoirs. Les opérateurs lèvent la main gauche, puis la baissent lentement vers leur logo pour lui faire faire un quart de tour. Même pour moi qui suis si proche, ils viennent de perdre en consistance et apparaissent maintenant légèrement flous, comme s'ils étaient en mouvement alors qu'ils ne bougent pas de leur place depuis le début. Séquence« visionplus ». Le monstre sait qu'ils sont là, mais ne les verra plus. Il oubliera même leur présence. C'est un des rôles d'Arturo que de capter son attention et de le tenir serré dans ses filets, de le désorienter et de l'exposer peu à peu aux coups qui vont pleuvoir. Sans doute vaut-il mieux pour la bête ne pas voir ses bourreaux venir à lui, puis se retirer avant de revenir encore et encore, jusqu'à la fin.
Intro. Défile l'actualité du monde, images d'horreur pêchées sur les différents continents. Personne parmi les milliards de téléspectateurs n'ignore l'attention portée par la chaîne à la qualité de cette vue en coupe dégoulinante. Kaléidoscope dynamique de désastres en temps réel, montage cut gonflé à la détresse générale. Fondus fatals sur les foules fanatiques, les meurtres où l'inventivité dans l'ignoble sidère. Biosphère atomisée, fortunes boursouflées écrasant la masse, dérive exponentielle générale vers le miracle du rien étincelant sous les projecteurs, tandis que les proto-humains de partout, heureusement bridés de mille manières, plongent dans la mort sans cesse. Chaque panoramique me percute au plexus, chaque gros plan me fait frissonner, chaque hurlement déchire mes oreilles. Sidération, fascination, jouissance. La vie peut être réellement vivante.
Le monstre ne sourit plus, se penche vers l'immense écran au bout de la grande table. Les invités patientent, le visage froid devant la mortelle sarabande, tous professionnels du débat, prêts à sonner la charge dès que finira l'intro.
Une heure, déjà. Je transpire, bien au chaud dans mes émotions aux plus haut. Le monstre se bat avec une belle assurance. Il a pourtant trébuché trois fois. Déjà son corps difforme saigne en divers endroits. Les questions fusent, se mêlent, le malmènent sans répit. Les solutions politiques qu'il renvoie aux missiles lancés par ses interrogateurs suent l'indigence. Où l'ont-ils pêché celui-là ? Sans doute dans un ghetto du sud-est. Les monstres pareils voient la gloire à portée, se rêvent héraut des masses amorphes via OMM, extirpés du magma par la grâce de leur irréductible misère et de leur culot. Pauvre petit diable musculeux et minable, je suis très heureux que tu sois là pour moi, à défier tes maîtres.
Arturo est le meilleur, aucun performer, aucun mediabatleur ne lui va à la cheville. Mais il a dû reculer sous les infra-soniques du monstre. Par quelque effet lié sans doute aux énergies électromagnétiques sur le plateau, la puissance vocale de la bête humanoïde vient parfois perturber la panoplie vestimentaire de notre cher animateur. A la marge, majesté oblige, mais tout de même. Voilà une chemise salopée, mon petit Arturo, si tu me permets cette fantaisie, ma star.
En retour, il pique rudement l'animal qui sue et commence à grogner. Sur sa face que l'éclairage désigne prognathe, un pli nouveau. Sur son côté droit, offert aux ombres cruelles dont nous devinons les aiguilles, les couteaux et quelques autres armes suaves et déchirantes, le sang coule, bien visible lui, soustrait à l'effet brouillard pour notre plaisir. Des lambeaux de chair se baladent sur les côtes à nue. Peut-être la force de la douleur surmontera-t-elle les psychotropes anesthésiants. Il souffrira en pleine lumière, il souffrira mieux encore que son prédécesseur, si Dieu le veut.
En attendant, sur sa face s'assombrit un peu l'espoir. Mais il se bat bien. La rhétorique qu'il déploie m'enchante. Un temps, trop peu de temps, elle retient contempteurs et rhétoriques incendiaires, danses discursives et frappes fulgurantes. Voilà, ils ont eu un pied. Le misérable a l'argument boiteux désormais, ce que je ne manque pas de faire remarquer à ma voisine. Et nous rions à gorge déployée, car nous sommes chanceux et nous sommes heureux.
Je note un bémol à soumettre à la production en rentrant. Ces misérables scribes appointés pour porter des coups de langue sont si prévisibles. Personne sauf le monstre et tous ces demi-humains qui végètent dans la face irradiée, n'oserait soutenir le contraire. Ils ont plus de hargne et de répétition que de finesse. Le spectacle pourrait tourner à la l'interminable boucherie si Arturo ne mettait pas la main à la pâte de rude manière. Il déstabilise la bête de ses fameux insultes drapés dans le velours d'une politesse assassine. Elle pâlit, gémit presque d'être lardée par le phrasé de celui qu'elle admire, tandis que la triplette mortelle déchire dans l'ombre ses omoplates. Il n'est pas dans ce monde de meilleur héraut qu'Arturo, qu'on se le dise. Avec lui brillent à jamais nos nos valeurs pérennes, notre noblesse innée, ce pourquoi nous commandons à ces monstres faits pour la tâche et la longe.
Je me régale à lorgner la brute qui se démène avec un bel entrain, lors même qu'elle vient de perdre une oreille, ce qui n'est pas du meilleur goût ni tout à fait adéquat capter les missiles argumentaires lancés avec entrain sur ses risibles défenses.
Il conserve un air presque intelligent pour un être de son extraction, mais ne sortent maintenant de sa bouche que des niaiseries ou d'enfantins fantasmes, avec quelques caillots de sang qu'il lèche, croyant sans doute à un filet de salive. Ainsi, il décline avec une solennité hilarante que lui et ses frères seraient bien là-bas, si notre puissance les aidait un peu à faire surface. Allons, il ne dépare pas dans la dégénérescence commune à son espèce. Arturo sourit et redouble de mépris. Le contrefait va bientôt prendre l'ordinaire chemin de la supplication. Il n'a décidément pas plus conscience de sa nature qu'une taupe. Cinglez, lardez, mes saigneurs !
Les capes des ombres meurtrières ont pris la couleur du sang qui se répand. Ils virevoltent au plus près autour de l'animal, piquant toujours plus profond dans sa chair. Et l'inconscient qui continue et nous abreuve de ces inepties de bête. C'est qu'il se croirait prêt à vivre comme nous, l'arrogant ! Tout son corps tordu nous confesse maintenant l'originelle inutilité de sa reptation vers la lumière. Nous sommes faits, nous, pour la pleine clarté, prends-en conscience, enfin ! Ma voisine me tape sur l'épaule. C'est qu'il est drôle le bougre, à lever ses moignons vers Arturo, comme un saint des caniveaux !
Mais s'annonce la dague qui suit les arguments massues, et sonne le buzzeramort. De la bouche tailladée du monstre sortent encore quelques mots bredouillés. Toute une panoplie de bon acier lui fait rentrer dans les dents ses lambeaux de rhétorique hagarde et primitive. Sent-il la fin, à cette heure ?...Ce dernier tranchoir lui a bien ôté ce qui lui permettait de se reproduire, il me semble. Il se balance sur la chaise, informe et à vif. Commence la douleur malgré les pharmacopées, par bonheur toujours efficaces pour lui boucher la vue et bloquer ses hurlements s'il percevait le délitement de ce qui fut un massif et hâbleur prolosphérien.
On traîne avec une indéniable solennité le monstre sur tout l'espace du plateau. La mini-caméra offerte par OMM fait des merveilles. Je zoome et panoramique à plaisir sur les chairs sanguinolentes de ce nouveau perdant. Il gémit, se contorsionne encore, expulsant la douleur et le sang pour un final absolument remarquable. Mais déjà autour de la table maculée on se congratule et sable le champagne. Vient le générique, tandis que le chauffeur de salle nous intime de nous lever. A tout rompre, nous applaudissons Arturo venu saluer. J'appréhende déjà les deux heures de transport qui m'attendent pour rejoindre mon quartier et ma famille, mais mon cœur sait que cette soirée mythique le confortera quand il s'agira de résister aux privations que nous endurons pour la grandeur de Velosurbia et la magnificence de ses spectacles.