Eh bien! Je ne pensais jamais terminer la lecture de ce livre-là. J’y ai bien mis quatre mois, entrecoupés d’autres romans, pour m’en reposer. Plusieurs fois, je me suis dit : « C’est fini. J’arrête. Rien ne m’oblige à poursuivre. Il y a tellement de bouquins qui m’attendent! » Je parle du dernier prix Goncourt, L’art français de la guerre, d’Alexis Jenni, un joli pavé de 634 pages, imprimé serré. Ma conclusion : ça valait la peine de persister.
De quoi s’agit-il? D’une lente réflexion sur la peur atavique de la différence, carburant de tous les conflits raciaux. Deux récits s’entrecroisent. Le narrateur principal est un Français dont on ignore le nom et l’âge (des indices nous laissent croire qu’il pourrait avoir dans la jeune trentaine), et qui prête sa voix à un vétéran de l’armée coloniale française ayant développé, en Asie, l’art du pinceau. Le premier accepte d’écrire les aventures du second en échange de cours de peinture. Les chapitres alternent entre les pensées du jeune homme à propos des troubles ethniques qui embrasent les banlieues de sa ville, Lyon, et ceux relatant les tribulations de Salognon, capitaine de milice, ayant vécu ses meilleures années sur les sanglants théâtres des guerres d’Indochine et d’Algérie. Toute une vie perdue dans deux interminables conflits, également perdus. Et en prime, le sentiment d’y avoir laissé son humanité.
Alors, en quoi ce livre demande-t-il tant d’efforts? L’art français de la guerre est une lecture exigeante. Les parties réflexives sont ardues, parfois lassantes. L’action s’enlise. Il ne s’y passe pas grand-chose sinon le déroulement des pensées du narrateur. On s’ennuie un peu. Qu’à cela ne tienne. Le chapitre suivant s’emballe, nous plonge dans le conflit, dans les embuscades, les bombes, les boucheries, « dans le sang jusqu’aux coudes ». « Tant de guerres, tant de morts, tant de sang! », se dit-on. Tellement moins que dans la réalité toutefois. Les descriptions sont factuelles, le récit crépite. Comme si nous y étions. On aspire vite à retrouver le calme de l’après-guerre et les questionnements de notre jeune homme. Et la roue tourne.
Alors, qu’est-ce qui explique ma persistance? Bien sûr, je le répète, la profondeur et la pertinence de la réflexion, la remise en question à laquelle nous sommes forcés, l’ébranlement de nos préjugés. Mais aussi, et j’appuie sur ce point, la beauté de la langue qui nous est offerte, page après page, ligne après ligne. En voici un échantillon :
Et pourtant les rues de Bab el-Oued regorgent de monde, elles regorgent de belles femmes brunes en robe à petites fleurs, si légères qu’elles flottent autour des hanches, qu’elles se soulèvent à chacun de leur pas, et elles avancent comme le vent dans l’herbe en ouvrant autour d’elles un sillage de parfum et de regards. (p.521)
Et c’est comme ça, d’un couvert à l’autre, jamais banal, toujours personnel, une langue renouvelée, plus belle que jamais. Soit dit en passant, il s’agit du premier roman d’Alexis Jenni. Premier roman, peut-être, mais sûrement pas le premier écrit. Et certainement pas le dernier. Un auteur à suivre.
Alexis Jenni, L’art français de la guerre, Gallimard, 2011.