Il prenait un petit noir à côté de moi, au zinc d’un bistrot du centre ville. La proximité et la transmission de l’ensemble sucre-touillettes a grandement facilité l’ouverture d’une conversation qui, pour être de bistrot, n’en fut pas moins de bon niveau.
Il pestait, râlait, maugréait, vitupérait, rouscaillait, sans pour autant ratiociner. Ce qui le préoccupe, c’est que la laïcité ne doit pas être remise en question. « Pourquoi ne parler que des religions quand on veut faire le point sur la laïcité ? », me questionne-t-il. Mon homme a suivi l’actualité. Il a de quoi s’emporter ! La laïcité s’adjectivise de plus en plus. La tendance est à l’épithète chic. Elle doit être positive. Un tel la veut stimulante. Le suivant renchérit en exigeant qu’elle soit rigoureuse. Le dernier qui parle insiste pour qu’elle soit ouverte. Son compère la tient pour différenciée ou spécifique.
Faire de la laïcité un enjeu électoral revient à compromettre le lien de citoyenneté. « Je suis, m’explique-t-il, indifférent à toute croyance confessionnelle et tiens à rappeler avec énergie que la séparation juridique entre les religions, toutes, je le souligne, et les institutions publiques est une garantie pour chacun de croire ou de ne pas croire ».Il aurait pu ajouter que la laïcité offre à tous les cultes le droit d’expression.
« C’est un engagement libertaire ? ». Ma question n’est pas adaptée, je m’en rends compte. Un silence s’installe aussi intense que la profondeur de son regard. « Mais non, ça c'est pour les repas de famille ! » Re-silence ! « Moi je suis sans croyance… attention pas athée… ceux là, ils parlent toujours de dieu ! ». Sa faconde est savoureuse. Je suis à l’écoute. Le gaillard le sent et enchaîne. « Maintenant, pour parler de tout, pour décider d’une loi, on fait un débat avec un curé, un rabbin et un imam et le tour est joué. On appelle ça, traiter un problème de société ». Pas mal, cette vue de l’air du temps, cette approche en acte de la bien-pensance qui nous enveloppe. « Et moi, la dedans ? Qui va parler de moi ? ». Je tente une possibilité de réponse. « Il y a des libres-penseurs… ». Pas le temps d’achever ma phrase. Je pense trop lentement. « Mais non, ils vivent dans une chapelle… ça, ce n’est pas pour moi ». Pour me faire sentir son indignation, il pointe l’index démonstratif à l’horizontal et le plante dans mon sternum. « Nous sommes des milliers à être sans croyance, à être indifférents, ni pour ni contre, in-di-ffé-rents ! ». J’écoute religieusement. « J’appartiens au groupe de ceux qui ne sont jamais représentés, celui des sceptiques, des pas-assez-gogos pour croire en Dieu et celui des pas-assez-intelligents pour avoir des certitudes. Comme des milliers d’autres gens, je considère que l’impossibilité de vérification de l’existence de Dieu ne peut que m’inviter à cultiver le doute. Je suis donc un agnostique, ag-nos-tique, car je pense que la preuve n’est pas accessible à mes capacités cognitives. Voilà pourquoi, je pense que la laïcité me protège de l’obscurantisme et qu’il ne faut pas y toucher ». Je ne peux qu’approuver ! En séparant les tenants de l’Eglise de ceux de l’Etat, elle permet, aujourd’hui, de faire parfaitement côtoyer les croyants et les non-croyants pour qu’ils vivent harmonieusement ensemble. « La loi de 1905 est une loi de progrès. Ce n’est pas un bel outil, cette loi ? ».
A peine essoufflé, il poursuit sa démonstration. « Je suis en colère, comprenez-vous, en-co-lè-re, les caricatures, les blagues subtiles et les allusions de bon goût, c’est jamais pour nous les agnostiques… jamais le moindre petit dessin dans Charlie Hebdo, jamais une œuvre d’art irrévérencieuse contre les sceptiques et les sans-croyance, jamais une allusion narquoise au bureau, jamais nominés dans les sketches de Bigard … on nous a rendus invisibles… nous ne méritons pas cela… je demande la fin de cette discrimination… je revendique la possibilité de la banalisation de l’agnosticisme… je revendique d’être blasphémé…il n’est pas normal que nous ne soyons jamais invité à débattre des grandes questions sociétales. Il faut mettre fin à cette iniquité… nousdevons aussi être traités comme les citoyens croyants qui tout en étant minoritaires occupent de plus en plus l’espace public… pourquoi, il n’y aurait pas d’aumônerie du doute dans les lycées et les institutions de l’Etat ?».
Tout en payant, son café et le mien, ce qui prouve qu’il est prêt au débat, il me rappelle que Levi-Strauss a dit que « le savant n’est pas l’homme qui fournit les vraies réponses, c’est celui qui pose les vraies questions ». Il faut résolument fréquenter les bistrots.