Quand Berlin était coupée par un mur, c’était l’œil de Moscou qui faisait office d’agent de surveillance. Auparavant, dans le théâtre de boulevard, le mari suspicieux se cachait dans l’armoire pour découvrir la preuve de l’infidélité de sa femme. D’habiles plombiers bâclèrent une soudure dans les locaux du Canard Enchaîné et se firent voler dans les plumes par toute la corporation journalistique. Une vieille histoire qui date de 1973. Une période de l’antiquité : bien avant la France mitterrandienne, c’est dire. Ce "watergaffe" pourtant réalisé par des plombiers diplômés n’eut pas le retentissement de son équivalent américain, le "watergate". Question d’échelle. Les trous de serrure ont de tout temps permis de jeter un œil sur des portions de vie privée. Quand la serrure est bouchée, les curieux collent les oreilles aux portes. Big brother fait rêver tous ceux qui attendent le meilleur des mondes. D’insidieuses puces s’ingénient à nous chercher des poux dans la tête.
Les plombiers ne jouent plus aux fouille-poubelles. Ils ont enseigne sur rue. En vert, en rouge, en jaune, en bleu les banques annoncent la couleur. Fortes de slogans niaiseux, elles s’imposent dans le décorum urbain en succédant aux vieux bistrots et épiceries de quartier. Ces établissements qui se proclament marchands de bonheur prétendent chacun à leur manière qu’ils incarnent « l’autre façon d’être une banque ». Il est loin le temps où ils affirmaient sans vergogne « votre argent nous intéressent ». Place à la célébration d’un « monde qui change » avec la banque « qui éclaire ». Vive la banque « nouvelle définition » ! De quoi se prendre les pieds dans le tapis.
Ce sont les établissements bancaires d’aujourd’hui qui envoient de délicats mailings à leurs clients. Une lettre d’obligation réglementaire enjoint chaque destinataire à répondre à un questionnaire précis sur ses ressources. La profession annoncée doit être « exacte » : gare aux insolents qui se pareraient d’une identité rêvée, halte aux mythomanes qui se verraient bien en haut de l’échelle, dehors les simulateurs, bas les pattes les mystificateurs, honte aux esbroufeurs, les hâbleurs au gibet, démasqués les habiles du paradoxe crétois… désormais les établissements bancaires jouent la carte morale de la transparence. Celle de leurs clients. Attention : il y a deux cours de récréation. Tout le monde ne peut pas jouer dans la même cour. La bousculade est risquée. On veut tout savoir sur vous, c’est pour votre bien. Il faut pour cela justifier d’avoir un patron, attester que le dit a bien une adresse car patron SDF, ça ne ferait pas sérieux et ce serait vite suspect. Dire depuis combien de temps on est employé dans l’entreprise. Il manque de la place pour les malhabiles de la postmodernité qui en passant d’intérimaires à intermédiaires, puis de stagiaires à auxiliaires, enchaînent à la suite les positions précaires et auront du mal à mentionner dans l’ordre les soixante quatre emplois occupés en quelques années.
Avec leur consentement, les usagers doivent se livrer à un effeuillage rigoureux qui témoigne de l’injonction à dire et à afficher le maximum de soi. De telles demandes fragilisent l’intime. L’exigence de la rigueur telle qu’elle est demandée souligne que la part biographique de chacun est revendiquée comme un savoir qui doit être accessible à tous. Le strip-tease devient numérique : une fois transmis, les renseignements vont s’égailler sur les fichiers des marques et des marchands. C’est une constante des sociétés postmodernes : sous couvert de l’avènement du sujet, la parole de soi évolue dans l’ambivalence. D’abord spontanée et volontaire, elle devient peu à peu une variable de gouvernance et d’anticipation. La citoyenneté recule quand la possibilité du secret et du silence sont ouvertement contraintes à l’exhibition.
Revenons au banquier. Qu’est-ce qu’un banquier pour un citoyen qui, au risque de se marginaliser, ne peut se soustraire à avoir un compte en banque ? Le banquier tient boutique. Il est installé entre un salon de coiffure et une échoppe de restauration rapide. Dans les galeries marchandes, il siège à côté d’un marchand de chaussures et en face d’un pressing minute. Pour l’usager standard, il est un intermédiaire chez lequel transite son salaire et ses revenus. A ce titre, il reçoit une rétribution que les associations de consommateurs s’efforcent régulièrement de décortiquer. Le 20 de chaque mois, quand le salarié est à court, le banquier lui monnaye une aide en avançant les sommes qui correspondent au découvert. Quand le même client est en bonne position, le banquier conserve le solde qu’il sécurise. Il joue alors le rôle d’un garde-meubles où l’on peut entreposer caisses et cartons entre deux déménagements. Dans ce cas, il est normal qu’il y ait un coût. En tant que garde-meubles, doit-il savoir pour autant ce qui est enseveli dans les cartons, quelle est la mémoire familiale que porte le vieux buffet de la maison de famille ? Rimbaud [ http://rimbaudexplique.free.fr/poemes/buffet.html ] a bien dit qu’il a l’air « si bon des vieilles gens » et qu’il contient un « fouillis de vieilles vieilleries ». Cela doit suffire pour respecter les choses et les vies. Faut-il en dire plus à son banquier que ce que l’on dit à pas feutrés à son psychanalyste ? Il y a des lieux pour la confidence et le murmure. Un banquier compte, c’est son expertise. Pour les contes moraux, je m’en tiens à mes proches, à mes amis et à mes auteurs fétiches.