Dans la déambulation des mots qui passent d’une rive à l’autre des usages en vigueur dans la sphère de la communication, les détournements ou extensions sont les procédés dominants. Des mots à faible connotation ajoutée parviennent à s’affranchir de l’usage plébéien pour s’auréoler d’une légitimité inédite et d’une respectabilité certifiée.
« Nomade » est de ces termes qui, partis d’un vague terrain où l’avenir est marchandé chichement, ont désormais pignon sur rue. Les objets dits nomades façonnent notre vie quotidienne, à commencer par le téléphone portable et le téléphone sans fil qui permet de démultiplier les tâches ordinaires. L’objet nomade permet la simultanéité. Il offre en outre le multifonctionnalité. Le Centre Pompidou devient mobile et installe 14 oeuvres de première importante ( Picasso, Matisse, Braque...) sorties du musée sur le site d'une ancienne base militaire à Chaumont. Sans réserve, Beaubourg invente le musée nomade, à mi-chemin entre recherche d'une nouvelle image et démocratisation de la la culture.
Avec l’évolution du travail et l’essor des technologies de la communication, une part des activités est devenue « nomade ». Le nomadisme des cadres génère un management qui se pilote dans les nombreux non-lieux des sociétés du mouvement. Cadres et managers déplient leurs technologies embarquées dans les buffets de gare, les salles d’attente des aéroports, les rames TGV, les brasseries branchées. Aucun lieu n’est d’ailleurs exclu, puisque le cadre nomade a le marché sous la main et le monde sous les semelles. Le temps de transport empiète sur le temps de travail et réciproquement. Plus un cadre voyage, plus il gagne des échelons dans la hiérarchie. Il accumule les bons points virtuels qui récompensent sa furieuse mobilité. Smiles are beautiful !
Un monde sépare toutefois le nomadisme managérial choisi et accepté et le nomadisme subi. Nomadisme chic contre nomadisme moche. Ceux qui appartiennent au premier monde, « les aristos-nomades » se parent du maintien altier cher à la race des vainqueurs, gagnants provisoires pour beaucoup d’entre eux, mais néanmoins fiers des attributs que leur confère la modernité nouvelle. C’est toujours plus, plus haut, plus fort, plus en haut du tableau que les premiers les attendent au coin du bilan et du retour sur objectifs. Ceux qui se rattachent au second monde, les « prolo-nomades », vivent la culture du résultat, le magistère du chiffre comme la faute originelle. Ce second monde est en fait divisé en sous catégories hiérarchisées. Les "prolo-nomades" se croisent tôt dans les gares, usent à l'infini des voitures acquises d'occasion qui ne relèvent pas de la flotte d'entreprise ou du véhicule de fonction tant vanté par les accroches des fiches de postes. Petits salaires et grises mines. Ces nomades du salariat flexible nommés auxiliaires, précaires, intérimaires, vacataires, stagiaires servent de variables d'ajustement à la bonne gouvernance de l'entreprise. Ceux du nucléaire, par exemple, pour lesquels les normes de sécurité sont en-deçà des données officielles, se déplacent au gré des chantiers. Le "prolo-nomade" séjourne en caravane ou accepte la sédentarité passagère en mobil-homes. Les nomades contraints, quant à eux, sont condamnés à l’errance qui immobilise leur destin. Déplacés, réfugiés, sans-abri, sinistrés victimes de catastrophes, migrants climatiques sont les lumpen nomades, exclus des droits fondamentaux et des technologies du nomadisme. Les nomades extrêmes.
« Nomade » exprime l’impératif néolibéral attribué à tout ce qui bouge. Il offre à l’ambitieux attentif à sa mobilité sociale et professionnelle d’aller jusqu’à l’épuisement de ses ressources. Dans le même temps, son cousin « le forain », plus tortue que lièvre, refait son retard. Le forain, cet étranger réduit à faire clignoter les lumières de la fête sonorisée, à inventer des attractions renversantes et à créer une ambiance outrée, s’autorise à espérer prendre sa place dans les espaces émergents de la vie sociale. Il n’est pas sans atouts. Le forain sait où aller quand le nomade dit savoir où il va. Voilà un mot, jadis associé au monde interlope de la foire, venant de foris, c'est-à-dire de l’extérieur, littéralement hors les murs, qui se surprend à exister en dehors des clichés. Est « forain » celui ou celle qui revendique de laisser trace de son errance. Là où le « nomade » technologisé calcule sa trajectoire, le forain pense à son itinéraire, sachant qu’il peut comme la comète revenir plus tard.
« Nomade » a été avalé par la société du consensus. « Forain », c’est le mot de la résistance et de la dissension. C’est à un philosophe que revient le mérite du réveil médiatique de « forain ». Alain Guyard se proclame « philosophe forain ». A l’entendre, on comprend vite qu’il n’a pas la parure blanche et le débraillé du penseur globetrotteur, à la BHL ou l’approximation exaltée du populiste Onfray. Guyard fait exploser les mots en concepts rageurs comme Diogène proclamait sa vérité sans verbe fin ni formule pour pisse-froids petit-bourgeois. Ce philosophe a donc de la gueule. Et un style. Il aime les bistrots, parfois, il s’y produit comme un saltimbanque. Il sait mettre en scène le spectacle des mots.
C'est donc l’élégance qui distingue le nomade du forain. Le premier se conforme aux attentes et orientations dictées d'en haut. Le second est créateur de son quotidien. Il aime le mouvement parce qu'il le comprend. Son avenir est assuré et avec lui la fortune de ce mot venu de rien. Forain annonce la nécessaire réhabilitation des activités saltimbanques.
Une première version de cette chronique est parue sur le site Le Monde.fr le 5 novembre 2011, sous le titre Cadres nomades attendent aventures foraines.