Universitaires et penseurs venus de toutes les gauches, ils agitent le débat d’idées et font pièce aux tenants de la ligne Terra Nova : ce sont les paladins de la Gauche Populaire. Après avoir avancé en ordre dispersé jusqu’en début d’année, les voici réunis depuis quelques semaines en collectif « informel », doté d’un espace de publication commun (ici) – ce qui n’était sans doute pas inutile, au vu de leur impressionante montée en puissance médiatique : livres, tribunes, plateaux TV, passages radios, portraits, etc.
Qui sont-ils ?
On compte parmi eux plusieurs noms fameux, actifs depuis de nombreuses années dans le champ des sciences politiques. Notons entre autres :
- Christophe Guilluy, géographe, auteur de Fractures françaises (2010),
- Alain Mergier et Philippe guibert, co-auteurs du Descenseur social (2006),
- Laurent Bouvet, auteur du Sens du Peuple (2011)1
- Nicolas Lebourg, spécialiste de l’extrême-droite et auteur d’une récente biographie de François Duprat.
Leurs travaux convergent sur la « figure nationale populaire » et son imaginaire politique : comment penser cette France des ouvriers et des employés votant Front National à des niveaux toujours plus haut ? Comment ramener cette France déclassée, marginalisée, vers un vote républicain ? Pour que cette convergence scientifique débouche sur un authentique courant d’idée, il fallait cependant un déclencheur : une remise en cause brutale de convictions communes.
Un collectif anti-Terra Nova
C’est chose faite le 10 mai 2011. Ce jour-là, la fondation Terra Nova publie un rapport (« Gauche : quelle majorité électorale en 2012 ?« ) en forme de provocation pour la future Gauche Populaire. Il y est dit en substance que l’ancien socle électoral de la gauche, la « coalition ouvrière « , est passée à droite – dans ses votes, et, plus grave, dans ses valeurs. Employés et ouvriers « petits-blancs » appartiennent aux « milieux populaires intégrés, qui ont un emploi stable, en CDI, mais qui, travaillés par la crise, ont peur du déclassement et sont tentés par le repli identitaire ». A l’inverse une « nouvelle coalition » authentiquement progressiste se dessine : « les jeunes, les femmes, les minorités, les chômeurs, les travailleurs précaires » : voilà les véritables victimes de la mondialisation, voilà les véritables catégories populaires, les « outsiders » que la Gauche se doit de défendre.
La réaction de ce qui sera bientôt la « Gauche Populaire » prend forme dans un petit ouvrage paru à la rentrée 2011 : Plaidoyer pour une Gauche Populaire (Laurent Bouvet, Rémi Lefebvre, Camille Peugny, Christophe Guilluy, Alain Mergier, Philippe Guibert, sous la direction des deux dirigeants socialistes Laurent Baumel et François Kalfon). L’ouvrage dénonce, sous la plume de Rémi Lefebvre en particulier, les réflexes de mépris social et culturel des élites socialistes à l’égard de l’électorat ouvrier. Des réflexes qui trahissent le double abandon à l’oeuvre depuis 1981 : l’abandon du peuple, et l’abandon de la nation, idées dépassées si ce n’est dangereuses.
Ce fossé culturel et social est dans une large mesure responsable, nous disent-ils, du « sentiment d’insécurité culturelle »2 qui habite les catégories populaires. Heurtés par des représentants prompts à les dévaloriser, voire à les caricaturer en « France moisie » (voir à ce sujet l’article de Stéphane François), les catégories populaires sont comme poussées dans les bras du Front National. En proposant de changer de « coalition électorale » pour cause de défection des ouvriers, Terra Nova aurait donc, assez ironiquement, récidivé dans le mépris de classe à l’origine du désamour entre le PS et les catégories populaires.
Toutes les propositions de la Gauche Populaire répondent à ce constat : comment gérer cette « insécurité culturelle » sans sombrer dans le « populisme » ? La réponse est aux anti-thèses de la méthode Terra Nova. Il ne s’agit plus de parler à chaque catégorie de ses attentes et préoccupations singulières, dans une approche marketée de la politique, mais d’axer le discours politique autour d’un référentiel commun, qui nous fasse oublier nos particularités, nos différences, non conflits, qui nous place en situation d’acteur et non de sujet de la vie politique : la République.
Une offre politique neuve
Le travail de décryptage que les universitaires et penseurs de la Gauche Populaire mènent à gauche ne vaut donc pas seulement pour son intérêt analytique. La constitution d’un collectif, aussi informel soit-il, et le travail de promotion de ces écrits signent une véritable offre politique. Cette offre, jusqu’alors éparse dans les ouvrages des différents contributeurs, ou esquissée dans les réactions au rapport Terra Nova, a fait récemment l’objet d’une première synthèse au rythme enlevé, publiée par l’hébdomadaire Marianne : « Plus de république, moins de société ».
« Une ligne politique claire s’est imposée à nous : le commun plutôt que les identités, le social avant le sociétal, l’émancipation collective plus que l’extension infinie des droits individuels, seule cette ligne politique permettant de bâtir une majorité sociologique et électorale. La gauche ne peut plus se satisfaire d’abandonner les catégories populaires au Front National ou à l’abstention. »
Cette offre-là, dont on trouve des prémices ou des gemellités dans les discours de Jean-Luc Melenchon et Arnaud Montebourg, mérite que l’on y prête la plus grande attention : elle ressort d’une vision du politique oubliée, axée sur le commun, en surplomb, radicalement différente des offres traditionnelles (Chirac, Sarkozy, Hollande) structurées autour du débat de catégories à catégories.
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- « L’emploi du terme d’insécurité dans le discours des milieux populaires ne se limite pas aux dangers physiques ou matériels. Lorsque l’on parle d’insécurité, il s’agit aussi d’insécurité économique et d’insécurité culturelle ou identitaire. » Ce sentiment d’insécurité ou d’insécurisation, subjectif, renvoie à la dégradation perçu du pacte sociale, « tout ce qui règle les modes de vie« , « les grands mécanismes de la société, économie, justice, éducation, etc. » (Alain Mergier, Jérôme Fourquet, le point de rupture, 2011 [Revenir]