Tabary

Publié le 15 mai 2012 par Legraoully @LeGraoullyOff
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Ici Brest, les Bretons parlent aux Lorrains ! Un Iznogoud de perdu, dix de retrouvés ! C’est ce que je me suis dit en voyant Copé, Bertrand, Juppé, Fillon et tous les autres ambitieux de l’UMP déjà sur la ligne de départ de leur bagarre pour savoir qui sera calife à la place du calife qui avait lui-même réussi à être calife à la place du calife qui avait lui-même… Enfin, bref ! Puisque les politiciens sont plus que jamais décidés à rendre hommage à la créature de Goscinny et Tabary, joignons-nous à eux et honorons la mémoire de ce dernier avec cet article qui aurait dû, comme celui que je vous avais proposé hier à propos des mémoires de Keith Richards, paraître dans le journals culturel de l’U.B.O. et ne l’a pas pu pour cause de non-parution du journal – c’est un de mes plus gros regrets pour cette année universitaire qui s’achève…

La nouvelle avait fait peu de bruit au moment où elle était tombée, tant le personnage était resté relativement discret, médiatiquement parlant, par rapport à certains de ses collègues, mais la perte pour le monde de la bande dessinée est bien là : l’été dernier, le dessinateur Tabary est mort à l’âge de 81 ans.

Jean Tabary, fils d’un violoniste, voit le jour le 5 mars 1930 à Stockholm dans une famille nombreuse (9 enfants). La bande dessinée l’intéresse très vite et devient sa seule ambition : en 1956, il présente à l’hebdomadaire Vaillant (qui allait devenir Pif-gadget en 1969) les aventures de Richard et Charlie, duo d’aventuriers classiques dans la continuité de la tradition de l’école franco-belge ; son style graphique, vif et nerveux, qui ne cessera de s’affirmer avec le temps, fait mouche et il est aussitôt publié. Mais c’est deux ans plus tard qu’il lance, dans le même journal, la série qui lui vaudra son entrée dans le panthéon des grands humoristes, Totoche, sorte de Bicot et les Rantanplan à la française, où la perfection morale du chef de cette bande de gamins délurés est habilement contrebalancée par les gaffes des autres membres, notamment les inénarrables Corinne et Jeannot qui, leur succès aidant, deviendront les personnages principaux de leur propre série en 1966, donnant lieu à des pages formidablement iconoclastes pour l’époque et qui ne sont pas sans annoncer, comme Tabary l’a reconnu lui-même sur le tard, celles d’un certain Titeuf…

Toujours en 1958, la rédaction de Vaillant lui demande une histoire « bouche-trou » : il saisit l’occasion pour rigoler un peu et leur propose, sans trop y croire, les bouffonneries de ceux que Gotlib allait désigner sans équivoque comme « les deux héros les plus cons de la BD », Grabadu et Gabaliouchtou ; surprise : les lecteurs apprécient ces histoires complètement surréalistes (Gabaliouchtou met ses skis à l’envers pour remonter la pente, Grabadu met une allumette dans le réservoir d’essence d’une voiture pour vérifier qu’il est plein…) et en redemandent. Sans le savoir, Tabary avait ouvert la voie du genre débile, savant mélange de surréalisme et de pseudo-enfantillage, dans laquelle allaient s’engouffrer peu après des auteurs tels que Mandryka (Le concombre masqué n’a fait son entrée que six ans plus tard !), Charlie Schlingo ou Tronchet (avec Patacrèpe et Couyalère).

En 1960, il s’engage dans une des plus passionnantes aventures éditoriales de l’époque, celle de l’hebdomadaire Pilote ; le grand ordonnateur du journal, René Goscinny, écrit pour lui les aventures de Valentin le vagabond, bonhomme tendre, pacifiste et amoureux de la nature ; la victime facile, en somme… Mais la collaboration entre Tabary et Goscinny va véritablement faire des étincelles à partir de 1962, dans l’hebdomadaire Record, où commencent les aventures du calife Haroun el Poussah ; le personnage éponyme, sorte de grand enfant mollasson assis (vautré, plutôt !) sur un trône, se fait aussitôt voler la vedette par son grand vizir, un infâme personnage qui n’aspire qu’à prendre sa place ; Iznougoud (vous l’aviez reconnu, évidemment !) n’a jamais réussi, depuis, à devenir « calife à la place du calife » comme il le crie à l’envi, mais il a au moins réussi, sans varier pour autant d’un iota sa personnalité détestable, à devenir héros à la place du héros, devenant l’archétype de l’ambitieux qui se frotte aux puissants dans l’espoir de prendre leur place. Il peut être d’autant plus fier de lui qu’il fit partie, avec Astérix et Lucky Luke, des rares personnages que le grand Goscinny continua d’animer même après avoir élagué drastiquement son emploi du temps, le succès valant à ce génial scénariste d’être débordé de travail : Goscinny avait vu juste en sauvegardant ce personnage qui, sans obtenir le succès mondial d’Astérix, n’en fera pas moins l’objet d’une série animée, d’un jeu sur cd-rom et même d’un film avec Jacques Villeret dans le rôle du calife, l’un des derniers rôles du comédien avant sa mort prématurée.

À la mort, tout aussi prématurée, de Goscinny, survenue en 1977, Tabary continue en solitaire les aventures d’Iznogoud, qu’il éditera désormais lui-même, mais sans chercher à se mouler dans le style scénaristique de son défunt collaborateur : étant lui-même un auteur complet chevronné, il saura imprimer une marque très personnelle sur l’univers du méchant grand vizir, tout en restant cohérent par rapport à l’esprit de ses aventures antérieures. Le caractère absurde du personnage devient alors plus évident que jamais : chacun des pièges montés par Iznogoud pour se débarrasser du calife se mue en une machine infernale qui se retourne contre lui sans qu’il s’en aperçoive, une mécanique qui finit par le broyer après l’avoir laissé espérer pendant toute l’histoire. Cela pourrait être tragique, mais l’entêtement du grand vizir plus capricieux qu’un gamin, ne peut que prêter à rire. Après son 27ème album d’Iznogoud, La faute de l’ancêtre, Tabary, rattrapé par l’âge et marqué par le décès de son épouse, décide de passer la main et de confier les destinées de la série à ses descendants. Le 18 août 2011, celui qui se voulait un fidèle serviteur de la bande dessinée franco-belge et qui l’avait cependant renouvelée sans le vouloir, est parti, emportant avec lui tout un pan de cet âge révolu de la B.D. où celle-ci était un artisanat exercé par quelques passionnés qui n’avaient d’autre ambition que de s’amuser et d’amuser petits et grands. Salut à toi, Jean ! Embrasse de notre part ta femme Colette, salue bien tes amis Roger Lecureux (créateur de Rahan), Goscinny et les autres… Allez, salut les poteaux !

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