Source : Le Monde Diplomatique Mai 2012
La crise financière en alexandrins… Mais, grands dieux, quelle idée ! Peut-être d’abord parce que les télescopages produisent des effets par eux-mêmes, et que celui de la langue du théâtre classique, avec tout son univers de raffinement Grand Siècle, et de l’absolue vulgarité du capitalisme contemporain se pose un peu là.
On sait l’alexandrin propre à la pompe bossuétienne ou à la tragédie racinienne, mais on le sait également capable de faire rire, peut-être plus encore s’il est un peu trafiqué — et l’avantage n’est pas mince quand par ailleurs tout donne envie de pleurer. Appliquer une forme connue pour accompagner les grands sentiments aux plus misérables manœuvres de la finance en capilotade est peut-être ainsi l’un des moyens de ne pas céder complètement au désespoir quand, précisément, on voit dans la réalité ces manœuvres triompher.
Les amis du monde comme il va se plaisent à voir dans l’exercice possible de la dérision le signe incontestable de nos merveilleuses libertés et de notre vitalité « démocratiques ». Mais c’est l’exact inverse ! Passé un certain degré de généralisation, la dérision devrait plutôt être prise pour un symptôme inquiétant, celui d’un stade de détérioration démocratique où, toutes les protestations étant vouées à rester ignorées, tous les médiateurs ayant cessé de médiatiser, tous les « représentants » ayant trahi la représentation, il ne reste plus à la masse des gouvernés que le parti d’en rire, parti désespéré, à qui la dérision, seule chose qui lui reste, est l’arme de tout dernier recours, avant peut-être de se retourner brutalement et d’en venir aux pavés.
Ici, l’alexandrin prête toute son ambivalence : il bouffonnise à souhait et fait les précieux ridicules, mais peut aussi se charger d’une nuée plombée et annoncer des orages. Ce ne sont pas exactement ceux de la tragédie si l’on entend par là le heurt de deux bons droits irréconciliables ou de deux exigences également légitimes. Pour une fois on peut faire des économies de complexité : l’horizon du capitalisme financier n’est pas tragique. Il est simplement haïssable.
par Frédéric Lordon,mai 2011
ACTE III, scène 2
Le bureau du président de la République, les banquiers — tout juste rescapés du désastre par l’intervention de l’Etat. Et au milieu d’eux un conseiller un peu particulier, voix improbable de la critique du système au cœur du système.
Le banquier
Monsieur le Président, votre haut patronage
Nous offre l’occasion de multiples hommages.
A votre action d’abord qui fut incomparable
Et victorieusement éloigna l’innommable.
Mais à votre sagesse nous devons tout autant
La grâce que nous vaut le parfait agrément
De vous entretenir et d’avoir votre oreille,
Pour éloigner de vous tous les mauvais conseils.
Le quatrième banquier
Nous savons le courroux qui saisit l’opinion,
Tout ce que s’y fermente, toute l’agitation.
Nous entendons la rue rougeoyant comme forge
Vouloir nous châtier, nous faire rendre gorge.
Le peuple est ignorant, livré aux démagogues,
Outrance et déraison sont ses violentes drogues.
Il n’est que passion brute, impulsion sans contrôle,
Un bloc d’emportement, et de fureur un môle.
Le troisième banquier
Mais nous craignons surtout que des opportunistes,
Sans vergogne excitant la fibre populiste,
Propagent leurs idées, infestent les esprits.
Ils ne nous veulent plus que raides et occis.
Même les modérés sont assez dangereux.
Incontestablement ils semblent moins hargneux,
Et s’ils n’ont nul projet de nous éradiquer,
Ils ne veulent pas moins nous faire réguler…
Le banquier
Il ne faut rien en faire, monsieur le Président,
La chose n’aurait que de grands inconvénients.
A-t-elle en apparence le renfort du bon sens ?
Elle n’en est par là que plus grande démence.
Le marché, de la crise, doit sortir raffermi,
Certes il connaît parfois quelques péripéties,
Mais toute la nature est sujette à des cycles,
Il n’y a pas là de quoi édicter des articles.
Qui voudrait s’opposer au retour des saisons,
Empêcher des planètes la révolution ?
Aux marchés nous devons ce genre de sagesse,
A ses fluctuations il faut que l’on acquiesce.
Réguler, c’est contrarier l’ordre naturel
Dont tout l’agencement est si providentiel.
Certes ses variations parfois nous déconcertent,
Il faut les accepter et qu’elles soient souffertes,
Car c’est fort peu de chose, j’ose dire presque rien
Comparé aux merveilles, aux innombrables biens
Que le marché dispense par ailleurs sans compter.
C’est cela, Votre Altesse, qu’il nous faut préserver.
Le deuxième banquier
Certes, Votre Grandeur, une crise a eu lieu,
Mais pour autant faut-il en déformer l’enjeu ?
Il n’y a eu qu’anicroche, à peine un incident,
Voyez comme à nouveau nous sommes bien portants !
N’est-ce pas là la preuve et l’évidence même
Qu’il ne faut surtout pas modifier le système ?
Le troisième banquier
Monsieur le Président, considérez aussi
Tout ce que la finance offre à l’économie :
Diriger le crédit, allouer le capital,
Nous faisons circuler son fluide vital.
Toutes nos inventions ont pour finalité
De lui donner toujours plus d’efficacité.
Nous n’avons donc en vue que l’intérêt commun,
Et ne pensons jamais qu’à nos concitoyens.
Pour leur grand avantage et leur satisfaction
Il faut nous laisser faire, c’est comme une mission.
Nous nous en acquittons avec grand enthousiasme.
C’est la régulation qui conduit au marasme.
Le nouveau deuxième conseiller
au troisième conseiller
La mission, l’enthousiasme et l’intérêt commun :
Ne sont-ils pas touchants, nos bons Samaritains ?
Ah ! le joli spectacle, les merveilleux acteurs,
On les croyait arsouilles, ils sont nos bienfaiteurs…
Plus c’est gros, plus ça passe, pourquoi se retenir,
Puisque dans les palais il s’en trouve pour ouïr
De pareilles fadaises, de ces énormités ?
Un moment de recul, je peux bien vous l’avouer,
Pourrait presque m’induire à de l’admiration :
Leur culot, leur audace, leur désinhibition
Portent à son plus haut la marque d’une époque
Où il n’est quelque chose que les puissants ne moquent :
Ni la réalité, ni les faits d’évidence,
Moins encor’ la bonne foi, pas plus que la décence.
Cyniques ou crétins ? C’est toute la question.
Une aimable réplique répond à sa façon
En disant de ces gens qui n’ont aucun arrêt :
A ce qu’ils osent tout, là on les reconnaît.
Le deuxième banquier
Altesse, vous savez notre amour du public
Et notre permanent souci démocratique :
Nous ferons face à nos responsabilités,
Mais plutôt qu’à quelques imprudentes réformes,
Nous croyons bien meilleur d’en appeler aux normes,
Non celles de la loi mais celles bien plus hautes
Auxquelles nous devons la prévention des fautes :
Je pense à la morale, à ses devoirs sacrés,
Qui des textes se passe pour se mieux conserver
Au fond de la conscience, ce parfait tabernacle,
D’où émanent sans cesse ses étonnants miracles.
Tous ici rassemblés en ce jour solennel,
Nous voulons de l’éthique affirmer le modèle.
Lois et régulations sont toutes oppressives
Quand les forces de l’âme sont bien plus décisives.
Où la législation est par soi haïssable,
Les élans de conscience sont vraiment admirables.
Si le marché ne veut pas la régulation,
Il appelle en revanche la moralisation,
Nous nous y engageons comme dans un défi !
Le nouveau deuxième conseiller
au troisième conseiller
Quel historien dira la palingénésie,
Et la forme bancaire de l’éternel retour ?
Récurrence des crises, constance des discours :
Le système est parfait, il n’y faut point toucher,
Le mal vient de ce que des fâcheux ont fauté,
Mettons-les à l’index, rappelons la morale,
Un zeste de principe, un soupçon d’eau lustrale,
Et nous voilà armés pour la prochaine fête.
Avez-vous la mémoire de la bulle Internet ?
Leurs promesses d’alors et celles d’aujourd’hui
Rendent le même son de la palinodie.
Le véritable cycle n’est pas celui qu’ils disent,
C’est celui des mots creux dont ils se gargarisent.
(désignant le président)
Voilà une matière où celui-là excelle :
Les paroles en l’air, les propos en nacelle ;
Car il n’aime rien tant que les poses martiales,
Celles qu’on acquitte en fausse monnaie verbale.
Voyez comment il va leur emboîter le pas…
Le président
J’ai décidé, Messieurs, de mettre le holà
Aux mauvaises pratiques et aux excès coupables.
D’une forte parole que je veux mémorable
J’énonce les principes, et je dis la doctrine :
En haut de la vertu je veux que l’on culmine.
A compter de ce jour le monde s’y pliera
Car ces choses auront été dites par moi.
Ayant réglé la crise au plus fort de l’urgence,
Je préviens maintenant toute autre turbulence,
Tout en réaffirmant que le capitalisme
Est comme le soleil de notre héliotropisme :
Nous ne devons jamais laisser de nos orbites
Déformer l’elliptique, altérer le zénith.
(ravi)
Voyez un peu comme ces mots miraculeux
D’un tout soudain inspir me descendent des cieux !
J’ai mes glossolalies, mes Pentecôtes à moi,
Je peux prophétiser et puis dire la loi.
Ici je dis qu’il faut observer la vertu,
Le capital est bon quand par elle il est mû.
Son ordre spontané est quasiment parfait,
De la morale en plus et il l’est tout à fait.
Messieurs les conseillers, arrivez par ici,
Je veux faire un discours qui marque les esprits,
Choisissez-moi un lieu propice à ovation,
Envisagez le Sud, et pourquoi pas Toulon.
Frédéric Lordon
Economiste. Ce texte est extrait de son livre D’un retournement l’autre. Comédie sérieuse sur la crise financière, en quatre actes, et en alexandrins, Seuil, Paris, en librairies le 5 mai 2011.