Livre : Rythmique incandescente
Riveneuve Éditions, décembre 2011
Auteur : Jean-Robert Léonidas
12 euros
Ce livre évoque par nombre de ses caractéristiques, dont avant tout, le titre, un recueil de poèmes ; et en effet un filon poétique puissant et sensible le traverse comme une lame de fond. Mais c’est une poésie qui fend, qui contorsionne, qui déforme et met en cachette, comme en posant des charades pour aiguiser l’esprit d’un chercheur de trésors, beaucoup d’autres choses, dont pêle-mêle : des histoires, sombres, cruelles, voire tragiques (pas évidentes à deviner (1) – Besoin d’impression, Lumière, La rue, Aventure), des virées politiques, sociologiques, voire philosophiques (sans emphase aucune, au détour d’une pensée fugace et sur un mode familier –Correspondance, Psychose, Découverte, Conversation d'hiver, Interculturel ), des souvenirs personnels (plongeant dans l’inconscient collectif- Aterrir, Le masque, le rayon vert ), des confessions (d’un « il = je » anonyme, fondu dans l’éternel humain -Décision, Voie d'eau ), des dialogues et des jeux sémantiques (au travers d’images, de mots et de découpes de phrases qui vous déboussolent - Lieu ), des croquis en eau-forte alternant à des toiles en couleurs vives imbues de fragrances de fruits et de fleurs exotiques (empreintes d’un jardin secret - Recette, Nourriture Canard Hulahoo, Tendresse ), des pensées sur la guerre, la paix, la mort, la vie, le désespoir, l’amour, parfois d’un humour décapant (qu’on dirait d’un vieux sage de la montagne observant, sans prétention de vouloir raisonner, les hommes devenus fous qui vivent dans les villes, en réinventant les arts et métiers-Le pain des mots, Géométrie, récidive, Coup de pinceau, Ombre ).
Il y a partout un langage second qui prend constamment le dessus, une réflexion au 2ème, 3ème degré, voire plus, comme dans une série indéfinie de miroirs. Des références culturelles directes ou discrètement suggérées, comme des épices venues de tous les continents, viennent se mêler dans ces textes, avec une grande liberté d’inspiration, en faisant glisser les frontières des genres, jusqu’à faire perdre pied au lecteur. On n’est pas dans l’essai, dans l’esquisse dramatique, dans la nouvelle, dans le pamphlet, dans la prose poétique, dans le poème, dans le scénario cinématographique ; on est dans l’écriture, tout court. Et cela foisonne, grouille, émane, chante, brille de toutes les couleurs, fait raisonner tous les instruments, fait danser tant l’intellect que le cœur et les sens. Une écriture subtile, souple, ironique, musicale, qui progresse avec une précision de scalpel, qui glisse avec naturel entre les plans coupés les plus vertigineux d’une pensée de grande acuité, tout en épousant les méandres d’une sensibilité éduquée aux livres autant qu’aux sensuelles beautés et douleurs de ce monde.
Chaque texte est une merveille qui s’ouvre, se dévoile, vous emporte sur des trajectoires insoupçonnées qui se dévoient à chaque nouveau virage, et, prenant appui dans quelque polysémie surprise sur le vif, vous amène sur un plateau inconnu, devant une perspective inattendue. Chaque texte vous pousse à le relire encore et encore pour en saisir le secret, et ainsi, lui découvrir de nouveaux angles de sens. En donner quelques exemples, sans citer des textes en entier, est une gageure, mais cela mérite l’effort : le lecteur trouvera dans ces extraits autant d’incitations à lire l’ensemble de ce volume d’exception, qui place Jean-Robert Leonidas dans le rang des grandes plumes de la littérature francophone contemporaine.
« Sans domicile fixe, on déambule, la tête pleine d’idées. Le bec, les ongles et les cheveux poussent démesurément sous l’emprise des livres qui veulent s’écrire. » (p. 10).
« Il n’y a que les langues qu’on habite et leurs mots pour voyager dessus. » (p. 17)
« Les valises, elles sont les ersatz de son corps. De son âme. Mortes, les valises. Ainsi s’engage-t-il sur la route de l’immortalité. » (p. 19)
« Un saxophone maladroit jette des notes désagréables sur le tympan des nénuphars. Ceux-ci, plantés dans un lac de pleurs, se bouchent les oreilles. » (p. 21)
« La langue : le lieu du verbe qui s’acharne à se faire chair, depuis la nuit des temps, depuis l’époque où la lettre « s » rêvait de devenir accent circonflexe… » (p. 27)
« Il n’y a pas plus branché que le mélange des genres. Fox-trot et salsa, boléro et lambada, twist et contredanse. Riche est la vivacité des autres quand elle est ajoutée à sa propre crise jubilante. Exquise la cueillette faite dans le feuillage voisin. » (p. 33)
« Les poètes (…) sont des demi-diables haïssables et beaux, aux orteils sulfureux, ayant les pieds à moitié brûlés par l’enfer de la terre, le nez enchifrené dans un cosmos pollué où il neige des poèmes. Ils savent aller dans le parterre des astres, la nuit, en une impossible mission de monte-en-l’air, couper la tête aux anges pour usurper une lampe… » (p. 41)
« Mais un vieux accordéoniste depuis quelque temps ne touche plus à son instrument. Il a peur de l’étirer. L’aller est possible. Le retour n’est pas garanti. » (p. 45)
« Tout village moderne est une toile où domine la technique de la répétition. Une suite d’inimitiés protégées par les clôtures du désamour. » (p. 70)
« L’homme s’observe dans le miroir. (…) Ses yeux ne sont plus le miroir de l’âme mais le miroir de l’autre. (…) Le poète s’accommode d’une cécité partielle. Il s’invente des regards partout sur son chemin, des regards sans yeux, des chansons sans paroles. (…) Il s’enlève les yeux et se forge des ailes. Il adore se désincarner, se décortiquer. Escalader les mures de l’illogisme et de la déraison. (…) Aller, par delà les clôtures, faire le plein de regard, le plein d’avoir, le plein d’être et surtout le plein d’essence.» (pp. 71-72)
« Ne pas avoir d’ancrage et suivre mot à mot les conseils de Cioran. Se chercher un quartier dans la langue de son choix… Avoir un accroche-plat dans la maison des mots pour accrocher son cœur. Se faire un accroche-cœur aux cheveux de la langue pour y suspendre sa parole qui zézaie ou qui délire. (…) Jeter un sérieux coup d’œil sur soi-même dans le miroir des livres, et les considérer comme de véritables lieux de naissance… (…) Le véritable lieu d’où l’on est, c’est celui que l’on choisit pour mourir. Entretemps, nous sommes de nulle part. » (pp. 121-122)
Dana SHISHMANIAN.
*Texte original publié sur le site Francopolis . (Philologue et poète, Dana Shishmanian est née en Roumanie et vit en France depuis près de trente ans)
(1) À part les références explicites à la catastrophe du 10 janvier 2010 (Séisme).
Crédit : Jean-Robert Léonidas.