On passera en vitesse, par charité académique en quelque sorte, sur le caractère confus et la très visible méconnaissance des thèmes que voudrait mobiliser notre contempteur-« chercheur ». Il insiste beaucoup (trop) pour démontrer le caractère « non scientifique » des propos et thèses qu’il nous prête très cavalièrement, alors qu’il est un spécialiste extrêmement discret des questions d’identité culturelle en politique puisque nous n’avons en 20 ans de recherches sur le sujet en France et aux Etats-Unis, jamais croisé une ligne de lui sur ces questions. Il se permet d’ailleurs à notre endroit des critiques étonnantes de la part d’un collègue, alors qu’il n’a visiblement pas plus lu nos travaux que publié le moindre texte sur le sujet.
Mais peu importe. Notre esprit laïque, par définition rétif à l’argument d’autorité, comme l’acceptation de débattre à l’âge du grand mezzé médiatique où l’invective vaut argument, nous conduisent à lui répondre au fond. Et quel fond !
M. Kahn nous reproche l’invocation des « concepts » (re-sic) « d’insécurité culturelle » et « d’insécurité identitaire » lors de certaines de nos interventions publiques (tribunes dans la presse écrite, émission de radio). Outre qu’il ne s’agit pas de concepts mais de simples hypothèses, ce que nous prenons soin de rappeler à chaque occasion d’une manière ou d’une autre, ces mots ne sont pas, contrairement aux affirmations péremptoires de M. Kahn, « employés (…) comme des évidences révélées par l’élection, [n’étant] ni définis ni questionnés ». C’est précisément le contraire que nous nous efforçons, parfois au détriment de l’attention des auditeurs ou des lecteurs, de mettre en avant !
Nous avons en effet proposé, à l’occasion de l’analyse du résultat de ce premier tour de l’élection présidentielle, l’hypothèse d’une explication du différentiel de « score » entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon par « l’insécurité culturelle » (ou identitaire en lien avec la notion de « tournant identitaire » sur laquelle nous avons avec d’autres abondamment publié !) que peuvent ressentir les électeurs frontistes – notamment ceux issus des catégories populaires.
D’où cela vient-il ? Pour aller vite ici, faute de place, cela s’inscrit à la fois dans le très vaste ensemble des études sur l’identité culturelle, ses formes, ses représentations, ses mobilisations, etc. en politique (auxquelles renvoie largement notre propre travail), présentes dans l’ensemble des approches des sciences sociales, du marxisme dans les cultural studies à l’individualisme méthodologique, également sur fond de l’ensemble des travaux sur le Front national et l’identité menés par des chercheurs tels que Nicolas Lebourg, Sylvain Crépon ou Stéphane François, et sur de travaux empiriques plus spécifiques, des entretiens qualitatifs en particulier, conduits auprès des électeurs lepénistes, par un sociologue tel que Alain Mergier par exemple.
Qu’est-ce qu’il s’agit de dire ? Simplement que l’analyse des variables et déterminants économiques et sociaux n’épuise pas l’explication du vote. Découverte majeure, on en conviendra, puisque cela fait plus de 70 ans que la sociologie politique ne cesse de s’en rendre compte et de tenter d’en rendre compte ! Qu’à côté de ces déterminants, et là en l’occurrence la perception d’une insécurité économique et sociale, une forme « culturelle » (le mot est certes imprécis et polysémique mais il correspond à l’imprécision de l’expression des acteurs eux-mêmes) peut être détachée pour l’analyse, même si dans la réalité sociale, les perceptions des insécurités sont mêlées et difficile à distinguer. Cette insécurité culturelle renvoyant à des représentations, souvent déformées bien entendu, de la réalité : la mondialisation, la crise économique, le déclassement social, les difficultés en général sont attribués en tout ou partie non seulement aux marchés, à la finance et aux « élites » incompétentes ou corrompues mais aussi à l’immigration ou à l’islam dont la présence visible sur certains territoires (et dans les médias) suscite des craintes, les fameuses « peurs », notamment en termes de changement des « modes de vie », au-delà de la compétition économique classique pour l’emploi par exemple. Ce n’est pas, on le signale au passage, parce que certains responsables politiques, Marine Le Pen et Nicolas Sarkozy dans la période récente, manipulent grossièrement ces « insécurités » pour s’appuyer politiquement dessus qu’elles n’existent pas.
C’est précisément là que commence, de la part de M. Kahn, le procès d’intention et la disqualification au nom de la fameuse « lepénisation des esprits ». Evoquer ces sujets, tenter d’en montrer l’importance pour certains acteurs, certains électeurs, certaines populations, observer et analyser reviendrait à épouser leur point de vue ! Devant une telle incongruité, notre souci pédagogique comme enseignant nous conduirait volontiers à renvoyer notre accusateur en première année de méthodologie des sciences sociales.
Mais il y a pire encore. L’usage du terme « insécurité culturelle » ne serait qu’un paravent pour ne pas dire racisme ou xénophobie. Comme si nous voulions euphémiser ce que nous observons et tentons de décrire ! Là encore, on en reste coi. Renvoyer systématiquement les électeurs de Marine Le Pen à leur racisme ou leur xénophobie (et désormais leur islamophobie), c’est justement s’interdire de comprendre ce qui motive leur vote. C’est en les disqualifiant qu’on les repousse encore un peu plus dans les marges et qu’on renforce leur sentiment d’exclusion du jeu politique voire, tout simplement, de la communauté des citoyens, du peuple. En un mot, c’est les conforter dans leur vote et c’est donc propulser Marine Le Pen encore plus haut. Dès lors : qui lepénise les esprits ? qui fait le jeu du Front national ? et qui défend les valeurs démocratiques ? qui nomme les choses pour mieux les comprendre et non les mettre sous le tapis ? Voilà les questions que M. Kahn aurait dû se poser avant de se lancer dans son attaque.
Notre contempteur en vient même à écrire ceci : « Penser en terme d’insécurité identitaire et culturelle, c’est mettre en branle la sidération et la peur, et non la réflexion et l’autonomie ». Mais qui s’interdit de réfléchir ? Qui suppose dès lors que l’électeur lepéniste n’est pas autonome ? On peut craindre également que M. Kahn n’ait pas saisi la définition des mots dont il veut interdire l’usage : « Nommer ce qui est repéré dans le vote FN avec ces mots là, c’est postuler que la culture et l’identité, comme le corps, comme un bien matériel, se caractérisent par une intégrité et une stabilité » !
Reste l’accusation non plus « scientifique » mais politique. Là, M. Kahn fait encore plus fort, si c’est seulement possible. Non content de nous accuser de participer à la « lepénisation des idées » (re-re-sic), il nous range sur la même étagère que… Terra Nova ! Le think tank bien connu contre les positions duquel, notamment sur ces questions identitaires, on n’a cessé de s’élever, publiquement, depuis des années. A la lecture de ce passage d’anthologie dans le texte de M. Kahn, on se met à douter non plus seulement des compétences scientifiques et de la bonne foi de celui-ci mais de sa simple capacité d’observation et de compréhension de son environnement politique et médiatique. Toutes choses pourtant indispensables à un « chercheur » de la prestigieuse maison qu’est Sciences Po.
Bref, on ne comprend pas bien l’intérêt du dégagement accusatoire et cette tentative de disqualification de la part de M. Kahn à notre endroit. Que cherche-t-il ainsi à prouver ou même à obtenir ? Pourquoi se lancer, tête baissée, dans un débat dont on ne maîtrise visiblement aucune des dimensions ? Sans doute faut-il y voir, mais ce n’est qu’une hypothèse là aussi, la volonté de se faire remarquer (mais alors de qui ?) par un zèle suiviste des lieux communs et idées « correctes » du moment.
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