L’égalité devient la passion dominante, et l’égalitarisme l’objectif de beaucoup. On en arrive au point que l’on considère que toute inégalité est forcément une injustice et doit donc être corrigée. Or l’inégalité est chose naturelle.
Par Jean-Baptiste Noé.
L’œuvre d’Alexis de Tocqueville est une longue étude du passage de l’âge aristocratique à l’âge démocratique. La démocratie, c’est une place nouvelle prise par le peuple dans la vie politique, mais c’est aussi une autre conception de la justice et de l’égalité. L’égalité devient la passion dominante, et l’égalitarisme l’objectif de beaucoup. On en arrive au point que l’on considère que toute inégalité est forcément une injustice et doit donc être corrigée. Or l’inégalité est chose naturelle. Si du point de vue de leur dignité les êtres humains sont radicalement égaux, du point de vue de leurs talents ils sont radicalement inégaux.
Inégalité le fait que Mozart soit un génie de la musique à 5 ans, quand d’autres, en dépit de nombreux cours de piano, ne s’élèvent guère au-dessus du médiocre. Inégalité le fait que Baudelaire, Rimbaud, Proust, soient des écrivains de génie, et d’autres non. On pourrait multiplier la liste. Cela semble naturel et même normal, et pourtant la passion égalitariste ronge le monde. Il y a quelque chose de démoniaque dans la recherche de l‘égalité à tout prix. Et le terme démoniaque est utilisé à dessein. C’est le titre d’un des romans de Dostoïevski, Les démons, qui fait lui-même référence à un poème d’Alexandre Pouchkine.
Les Démons est publié en 1871. Le romancier russe fut inspiré par l’assassinat d’un étudiant, Ivanov, en novembre 1869, par le nihiliste et terroriste Netchaïev, qui le soupçonnait de trahison à la cause communiste. Les démons, dans le roman de Dostoïevski, ce sont ces nihilistes qui veulent renverser la société russe. Le romancier a créé le personnage de Chigaliev en s’inspirant de Netchaïev. Il devient ainsi l’inspirateur d’une doctrine, le chigalévisme, qui consiste à asservir le peuple pour lui apporter le bonheur.
Dans une page qui compte parmi les plus célèbres du roman, la passion égalitariste est exprimée en des termes d’une rare lucidité :
Il y a du bon dans son manuscrit, poursuivit Verkhovensky, — il y a l’espionnage. Dans son système, chaque membre de la société a l’œil sur autrui, et la délation est un devoir. Chacun appartient à tous, et tous à chacun. Tous sont esclaves et égaux dans l’esclavage. La calomnie et l’assassinat dans les cas extrêmes, mais surtout l’égalité. D’abord abaisser le niveau de la culture des sciences et des talents. Un niveau scientifique élevé n’est accessible qu’aux intelligences supérieures, et il ne faut pas d’intelligences supérieures ! Les hommes doués de hautes facultés se sont toujours emparés du pouvoir, et ont été des despotes. Ils ne peuvent pas ne pas être des despotes, et ils ont toujours fait plus de mal que de bien ; on les expulse ou on les livre au supplice. Couper la langue à Cicéron, crever les yeux à Copernic, lapider Shakespeare, voilà le chigalévisme ! Des esclaves doivent être égaux ; sans despotisme il n’y a encore eu ni liberté ni égalité, mais dans un troupeau doit régner l’égalité, et voilà le chigalévisme ! Ha, ha, ha ! Vous trouvez cela drôle ? Je suis pour le chigalévisme !
Couper la langue à Cicéron. Ou assassiner Mozart, pour reprendre le titre d’un roman de Gilbert Cesbron. « Surtout l’égalité (…) abaisser le niveau de la culture des sciences et des talents. » Quel beau programme ! Et combien de fois hélas il fut appliqué. Il ne faut pas chercher plus loin les raisons du décrochage intellectuel de l’école en France. Si l’on cherche à bâtir l’école de l’égalité, alors cela ne peut passer que par le chigalévisme. Alors il faut détruire les livres, tuer les intelligences supérieures et crever les yeux à Copernic. Tous doivent être égaux dans l’esclavage de l’ignorance. C’est pour cela qu’il est faux de dire que l’éducation nationale a échoué. Elle a réussi, car son but étant l’égalité cela ne peut se faire que dans le cadre d’un abaissement du savoir.
Si l’on cherche à bâtir l’école du savoir, alors ce ne peut être qu’une école inégalitaire puisqu’aristocratique. Cette école serait juste, puisqu’elle permettrait aux meilleurs de réussir. Elle serait juste également parce qu’elle permettrait aux élèves doués pour les sciences techniques d’exceller dans ces domaines. Mais pour juste qu’elle soit, elle serait inégalitaire. Or c’est l’égalité que l’on recherche, non la justice.
Cela nous ramène au fameux discours de Calliclès, dans le Gorgias de Platon (483).
C’est ce que tu viens de faire pour l’injustice commise et reçue. Polus parlait de ce qui est plus laid en ce genre, selon la loi. Toi, au contraire, tu as pris la loi pour la nature. Car selon la nature, tout ce qui est plus mauvais est aussi plus laid, c’est-à-dire souffrir l’injustice ; tandis que, selon la loi, c’est la commettre. Et en effet, succomber sous l’injustice d’autrui n’est pas le fait d’un homme, mais d’un esclave, à qui il est meilleur de mourir que de vivre, quand, souffrant des injustices et des affronts, il n’est pas en état de se défendre soi-même, ni ceux pour qui il s’intéresse. Les lois sont, à ce que je pense, l’ouvrage des plus faibles et des plus nombreux ; en les faisant ils n’ont donc pensé qu’à eux-mêmes et à leurs intérêts : s’ils approuvent, s’ils blâment quelque chose, ce n’est que dans cette vue ; et pour effrayer les plus forts, qui pourraient acquérir de l’ascendant sur les autres, et les empêcher d’en venir là, ils disent que la supériorité est une chose laide et injuste, et que travailler à devenir plus puissant, c’est se rendre coupable d’injustice ; car, étant les plus faibles, ils se tiennent, je crois, trop heureux que tout soit égal. Voilà pourquoi, dans l’ordre de la loi, il est injuste et laid de chercher à l’emporter sur les autres, et ce qui fait qu’on a donné à cela le nom d’injustice. Mais la nature démontre, ce me semble, qu’il est juste que celui qui vaut mieux ait plus qu’un autre qui vaut moins, et le plus fort plus que le plus faible. Elle fait voir en mille rencontres qu’il en est ainsi, tant en ce qui concerne les animaux que les hommes eux-mêmes, parmi lesquels nous voyons des états et des nations entières où la règle du juste est que le plus fort commande au plus faible, et soit mieux partagé.
« Travailler à devenir plus puissant, c’est se rendre coupable d’injustice. » Il ne s’agit pas ici de vouloir être plus puissant pour soi, dans un but mégalomane, selon l’hybris des Grecs. Mais d’être plus puissant pour servir les autres, dans une perspective de magnanimité, c’est-à-dire de grandeur d’âme. Comme le serviteur de l’Évangile à qui le maître a donné dix talents et qui les a fait fructifier pour en produire dix autres. C’est cette grandeur-là dont les faibles ne veulent pas. Dans l’exaltation de la démocratie chez les Athéniens, on a souvent omis un point, le fait que les hommes de talents sont régulièrement exclus. Socrate a été condamné à mort. Alcibiade a été ostracisé, ce qui l’a amené à servir les Spartiates. Thucydide fut lui aussi ostracisé. Pour notre bonheur car cela lui a permis d’écrire la Guerre du Péloponnèse. L’exclusion des meilleurs, au sens propre des aristocrates, explique aussi pourquoi ce ne sont pas eux qui gagnent les élections, mais souvent des hommes médiocres.
En exergue de son roman, Dostoïevski cite quelques vers du démon de Pouchkine (1823) :
Un mauvais esprit vint me trouver en secret, Ombrageant d’une mélancolie soudaine Les heures d’espoirs et de plaisirs. Ces rencontres étaient tristes : Son sourire mystérieux, Ses paroles cyniques, Versaient un poison glacé dans mon âme. Par ses mensonges perpétuels Il bravait le destin ; Il appelait illusion le Beau ; Il méprisait l’inspiration ; Il ne croyait ni en l’amour ni en la liberté — Il regardait la vie en se moquant Et rien dans la Nature ne trouvait grâce à ses yeux.
Qui est ce démon ? Il ment de façon perpétuelle. Il ne croit ni en l’amour ni en la liberté. Il méprise la nature, c’est-à-dire les faits, les événements, et pour lui le beau n’est qu’illusion. Ce démon, c’est celui de l’égalitarisme, qui préfère se moquer de la vie plutôt que de la développer. C’est le démon qui rejette les talents au lieu de les cultiver. C’est le démon du cynisme qui ombrage les heures d’espoir et les plaisirs. Ce démon est cause de ravage régulier et multiple. Développer la passion égalitaire, c’est développer la pusillanimité, c’est-à-dire privilégier les âmes faibles au détriment des âmes fortes.
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