Luc ESTANG : Prière du matin

Par Unpeudetao

Matin de traversée en eau bleue aux fenêtres,
Matin froid de tunnel qui débouche en plein air,
Les hommes attendaient le matin le plus clair
Pour regarder la terre avec des yeux terrestres
Avec des yeux lavés comme au premier éveil.

Il reste tellement de nuit dans les prunelles
Et tant de souvenirs aveuglants devant elles !

Le matin se leva ; mais bien qu’il fût pareil
Aux autres jours, à tous les matins de la terre,
Parfumé de pain frais, salué de bras nus,
Tout de ciel explosé sur les débarcadères
On eût dit le signal d’un visage inconnu.

Il faut plonger dans une trouble ressemblance,
C’est à force d’oubli que vient la connaissance.

Matin monté jusqu’à l’absolu des oiseaux !
Nous l’attendions, Seigneur, avec nos mains humaines,
Et la terre fumait au bord de lourdes eaux
Comme un grand animal qui souffle dans sa laine
Et s’étourdit de se sentir aussi vivant.

Voici les battements chaleureux de poitrine
À la cloche du coeur le sang sonne matines.

Dieu des hommes, debout dans le soleil levant
Ils étirent vers lui des forces primitives
Et calmement reprennent pied sur l’autre rive
Du monde. Ce champ ferme et clos entre deux nuits,
Seigneur, ne l’ont-ils pas découvert aujourd’hui?

Matin de caravelle et de cris de vigie,
Matin de houle d’herbe et de terre surgie.

Entre ciel et mer, ce n’est qu’un passage étroit,
Que leur en reste-t-il si Dieu se fait rapace
Par amour et s’il fond sur tout, les bras en croix,
Et s’il a pour chaque homme une faim qui menace,
Que reste-t-il d’humain que ce Dieu n’a pas pris ?

Naufrage matinal aux lanternes d’église,
Aube de bouche offerte aux saintes gourmandises.

Seigneur, pourquoi la terre a-t-elle tant de prix
Pour vous qui nourrissez le beau bûcher des âmes ?
Mais nous, c’est le sol dur qui nous tient chaud le corps,
Nous ne demandons rien que l’amour de nos femmes

Et l’orgueil d’être un homme en instance de mort.

Luc ESTANG (1911-1992).

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