Je me demande depuis trois semaines (et après plusieurs visites) comment parler de la Triennale (jusqu'au 26 août, au Palais de Tokyo et dans d'autres lieux) et je crois qu'il faut d'abord parler de l'esprit avant de parler des oeuvres. D'abord en déplorant qu'on la présente comme une continuation des deux franchouillardes et assez paresseuses Forces de l'Art, et en se réjouissant de son ouverture, de sa globalité (seul un quart des artistes appartiennent à la 'scène française', et peu me chaut que d'aucuns se lamentent encore et toujours sur le prétendu manque de soutien donné aux artistes français, par ailleurs les plus aidés du monde). Ensuite en saluant son objectif, honorant le riche héritage des anthropologues français et explorant à partir de là notre position dans le monde aujourd'hui où la distance entre Nord et Sud, entre colonisateur et colonisé, ne peut plus être ce qu'elle était il y a cinquante ou même vingt ans : c'est cela l'intense proximité, celle qui s'oppose aux discriminations racistes et coloniales, qu'elles soient meurtrières (Breivik), politiques (Le Pen) ou ségrégationnistes (Netanyahou), pour prendre trois exemples : nous métisser, vivre avec l'autre, apprendre à écouter, à respecter. Et c'est cet esprit, curieux, ouvert qui se manifeste dans la plupart des oeuvres présentées dans cette architecture délibérément pauvre où on s'enfonce dans un labyrinthe spéléologique. Et j'aimerais lire plus de critiques sur ces thèmes.
Camille Henrot, Est-il possible d'être révolutionnaire et d'aimer les fleurs ?, 2012
Comment décrire cette Triennale ? En allant du plus ancien au plus jeune comme nous y invite le petit catalogue (il y a aussi un gros catalogue, très dense, que je ne lirai que cet été, je le crains) ? Alors il faut commencer par les morts, les grands anciens tutélaires, Marcel Griaule, Claude Lévi-Strauss, Pierre Verger, les superbes photos de Walker Evans des sculptures africaines du Metropolitan, Jean Rouch, Timothy Asch et un film 'ethnologique' d'Helen Levittsur les gamins des rues de New York; certes leur filiation n'est pas toujours évidente ici, mais elle surgit souvent néanmoins. Et finir avec les moins de
Bertille Bak, Safeguard Emergency Light System, 2010
35 ans, Mathieu Abonnenc (et le musicien noir américain Julius Eastman), le Libanais Ziad Antar et ses photos périmées, Camille Henrot, plus pour ses superbes compositions florales révolutionnaires, ikebana littéraires, que pour sa revisite un peu maladroite du film ethnographique, et surtout Bertille Bak : son film Safeguard Emergency Light System, projeté au plus profond du Palais, montre la contestation pacifique et utopiste des habitants d'un immeuble de Bangkok en passe d'être détruit, avec leur invention d'un nouveau langage, à la fois lumineux et chanté. Quand, à l'écran, l'immeuble s'effondre à grand fracas, le Palais tremble sur ses bases, la raison tonne en son cratère, c'est l'éruption de la fin...
C'est d'ailleurs plutôt dans les profondeurs du Palais qu'on trouve les pièces les plus intéressantes, l'étage 'noble' étant en partie consacré à des oeuvres plus consensuelles, me semble-t-il, plus fades parfois. J'ai d'ailleurs trouvé assez ridicule la lettre qu'ont fait circuler Alejandra Riera et Andreas Fohr (qui montrent ici un travail sur l'impossibilité de montrer) se plaignant des conditions d'exposition et blâmant pêle-mêle dans un galimatias pseudo-révolutionnaire l'inauguration du Palais de Tokyo par Nicolas Sarkozy en pleine campagne (certes particulièrement croquignolesque), l'origine 'coloniale' du Palais de Tokyo, la mémoire des spoliations des biens juifs par les nazis en ces lieux (qui fut évoquée ici), le passé du Président du CA du Palais, l a maigre allocation de frais de production pour leur oeuvre qu'ils ont héroïquement refusée, et le refus du nucléaire dont on se demande bien ce qu'il vient faire là (sauf erreur, cette lettre n'est curieusement pas trouvable sur le net, même pas sur le site d'un des artistes, et elle est trop longue pour que je la poste ici, mais je l'enverrai à qui m'en fera la demande tant qu'elle n'aura pas été publiée).
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, A letter can always reach its destination, 2012
Justement, dans ces tréfonds, certaines vidéos s'épanouissent, celle de Bertille Bak, mais aussi bien d'autres : Joana Hadjithomas et Khalil Joreige se sont intéressés à une étrange forme de proximité, celle qui surgit soudain dans nos boîtes mail, ces spams/scams dit nigérians qui nous font miroiter une richesse facile. Leur vidéo montre des comédiens récitant les textes de ces mails fantastiques, moderne chant des sirènes; ils se détachent en hologrammes flottant comme des fantômes inquiétants, d'une dangereuse proximité.
Teresa Tyskiewicz, Grain, 1980
C'est aussi à cet étage qu'on découvre l'artiste polonaise Teresa Tyszkiewicz (née en 1953) dont les films en 16 mm sont centrés sur le corps féminin et sa sexualité. Le gros grain du film lui donne une étrange proximité, surtout dans Grain, filmé dans la ferme familiale où son corps enfoui dans les grains de blé se combine avec des collants anthropomorphes emplis de blé, comme des mandragores géantes, au milieu de plumes, de grain, de gouttes de sang (?) dans le flou d'une trouble bacchanale. Deux de ses compatriotes sont particulièrement intéressantes ici, sa contemporaine Ewa Partum entre body art et conceptuel, et la jeune Aneta Grzeszykowska dont la vidéo Headache est une prouesse surréaliste et onaniste où les morceaux de son corps déconstruit se rassemblent selon un langage rigoureux et un rythme obsédant sur une musique de caf' conc' (en haut).
Ce sont d'autres formes de monstration du corps féminin qui sont en jeu dans le travail de Jean-Luc Moulène, Les Filles d'Amsterdam, où le photographe montre, comme dans des séries précédentes, des outils de travail, ici le corps de prostituées qu'il paye pour les photographier et qui se montrent, nues, sans provocation mais exposées cliniquement de manière très frontale, cependant que leur regard, direct, nous appelle, nous happe, spectateurs tiraillés entre ces deux pôles, entre portrait et porno, dans une posture difficilement soutenable.
Des nus encore et des passerelles aussi dans Odradek, une vidéo d'Adel Abdessemed, lui-même déjà passeur 'ulysséen' entre les deux rives de la Méditerranée : Odradek pourrait se référer ici au souvenir réprimé, au rêve freudien. Des danseuses (kabyles ?) recouvertes d'une burqa en laine de chameau la dévident peu à peu en dansant sur une musique andalouse dans l'atelier de l'artiste, pour apparaître peu à peu nues mais, au final, avec des masques de catcheurs très SM : confrontation entre deux mondes.
Demain, des oeuvres plus politiques.
Photos de l'auteur, excepté Bertille Bak et Jean-Luc Moulène. Ce dernier et Adel Abdessemed étant représentés par l'ADAGP, les reproductions de leurs oeuvres seront ôtées du blog à la fin de l'exposition.