Les découvertes de la physique moderne, atomique et subatomique, ont entraîné une véritable révolution en rendant possible l'arsenal nucléaire. Mais les mêmes découvertes ont eu des effets, tout aussi révolutionnaires, dont on est moins conscient, d'ordre intellectuel, culturel et même spirituel, autrement dit dans le domaine des concepts, des idées, des philosophies...
Le modèle de l'univers que propose la physique classique considère que la matière est composée d'éléments solides, les atomes, constituant les objets qui forment un tout semblable à une grande machine. On croyait que cette grande machine fonctionnait selon des principes mécaniques sans aucun rapport avec le monde de l'esprit; on croyait aussi que les fonctions de l'univers étaient indépendantes et qu'elles ne pouvaient pas être affectées par l'observation scientifique.
Selon le modèle que propose la physique moderne - la théorie de la relativité, celle des quanta et les autres qui en découlent -, l'univers apparaît au contraire comme un tout unifié, organique, holistique; comme un processus dont tous les facteurs sont reliés entre eux - en interaction. On ne peut séparer de l'ensemble aucun élément sans le détruire. Ce qui paraît évident lorsqu'il s'agit de l'homme, qu'on ne peut séparer de son environnement sans le détruire. Mais la physique moderne a démontré que cette interdépendance des éléments d'un système entre eux, et de chaque élément par rapport à l'ensemble, est vrai non seulement des organismes vivants mais aussi de ce que nous appelons la matière inorganique.
Le docteur Fritjof Capra, physicien, disait dans une interview :
"Pour la physique moderne, il n'y a pas dans l'univers de substance matérielle de base. Au-delà de l'atome, on débouche sur les particules qui ne sont pas de la matière comme telle mais des patterns d'énergie...
"Dans la physique classique, il y avait cette notion que les objets sont faits de substance matérielle. Mais lorsqu'on grossit ces objets, lorsqu'on cherche à savoir de quoi ils sont faits, on découvre qu'ils sont faits d'atomes et les atomes, de particules. Mais ces particules, elles, ne sont pas constituées d'une substance qui soit matérielle. Ce sont comme des amas d'énergie.
"Ces particules sont en transformation constante. On ne voit donc jamais aucune substance matérielle, mais on assiste plutôt à un processus ininterrompu.
"Un processus de quoi? Il n'y a pas de réponse, ajoute le Dr CAPRA. Car, il n'y a pas de substance. Les bouddhistes en avaient l'intuition : l'univers, en définitive, est un processus de transformation, qui agit selon des patterns, mais sans aucune substance matérielle."
"... l'univers est engagé dans une danse cosmique ininterrompue. C'est un système composé d'éléments inséparables, sans cesse en mouvement, animés par un continuel processus d'interaction. L'observateur en fait partie intégrante. Ce système reflète une réalité, située au-delà du monde de la perception sensorielle ordinaire, il implique des dimensions plus vastes et transcende le langage ordinaire et la logique raisonnante."
On pouvait donc croire, vers la fin du siècle dernier, que l'explication de l'univers physique serait matérialiste. Mais on sait aujourd'hui que la matière n'existe pas. Ce qu'on appelle la matière est, en fait, de l'énergie. L'effondrement de la matière : de l'explication matérialiste de l'univers physique, devait par ailleurs entraîner la chute de la Raison, considérée à un moment comme la souveraine du monde de la pensée. On sait maintenant que l'intuition joue un rôle déterminant dans la créativité, tant chez l'homme de science que chez l'artiste. Mais, surtout, on sait, depuis en particulier la révolution de la cybernétique et des sciences de la communication, que c'est dans l'interaction des facultés, comme par ailleurs et plus généralement, de tous les éléments d'un système quel qu'il soit, que réside le fonctionnement dynamique et harmonieux.
Dans l'interaction, par exemple, des deux modes de pensée, l'occidental et l'oriental; comme de la raison et de l'intuition : de l'hémisphère gauche du cerveau, qui commande en partie la raison, et de l'hémisphère droit, qui commande en partie l'intuition; ou encore, dans l'interaction de la science et de la mystique.
Extraits choisis du Tao de la physique de Fritjof Capra
La connaissance et les activités rationnelles constituent certainement la majeure partie de la recherche scientifique, mais non pas le tout. La part rationnelle de la recherche serait, de fait, vaine si elle n'était pas complétée par l'intuition, qui donne aux scientifiques de nouveaux aperçus et les rend créatifs. Ces aperçus sont soudains et, d'une manière caractéristique, surviennent non pas lorsqu'on est assis à une table de travail, à résoudre des équations, mais lorsqu'on se détend dans son bain, durant une promenade en forêt, sur la plage, etc. Durant ces périodes de relaxation après une activité intellectuelle concentrée, l'intuition semble prendre la relève et peut produire l'aperçu lumineux et soudain qui procure tant de joie et de délices au chercheur."
Au niveau subatomique, la matière n'existe pas avec certitude à des places définies, mais manifeste plutôt une "tendance à exister", et les événements atomiques ne surviennent pas avec certitude, mais manifestent plutôt des "tendances à survenir". Dans la formulation de la théorie quantique, ces tendances sont exprimées comme des probabilités et sont associées aux quantités mathématiques qui prennent la forme d'ondes.
La théorie quantique révèle l'unicité de l'univers. Elle montre que nous ne pouvons décomposer le monde en ses plus petites unités existantes."
En physique atomique, nous ne pouvons jamais parler de la nature sans, simultanément, parler de nous-mêmes."
La similitude devient apparente dans les théories des quanta et de la relativité, et devient même plus manifeste dans les modèles "quantiques-relativistes" de physique subatomique où ces deux théories se combinent pour produire le plus frappant parallèle avec la philosophie orientale."
La Réalité est nommée Brahman dans l'hindouisme, Dharmakana dans le bouddhisme, Tao dans le taoïsme. Parce qu'elle transcende tous les concepts et les catégories, les bouddhistes l'appellent aussi Tathata, ou "réalité telle qu'elle est" . Ce que l'âme désigne comme réalité telle qu'elle est, c'est l'unité de toutes choses, le Grand Tout ."
On est conduit à la nouvelle notion d'une totalité continue infirmant l'idée classique de déconstruction du monde en parties existant séparément et indépendamment (...) Nous avons inversé la notion traditionnelle selon laquelle les "parties élémentaires" du monde en constituent la réalité fondamentale, et les divers systèmes sont seulement des figures et des combinaisons particulières et contingentes de ces parties. Nous dirons plutôt que l'interconnexion quantique de l'univers dans son ensemble est la réalité fondamentale et que les parties fonctionnant de façon relativement interdépendante sont simplement des formes particulières et fortuites à l'intérieur de cet ensemble.""
Selon Tchouang-tseu : "La relation avec le corps et ses éléments disparaît. Les organes des sens sont laissés de côté. Ainsi, quittant la forme matérielle et disant adieu à mon savoir, je deviens uni à l'omniprésent. Cela je l'appelle s'asseoir pour oublier tout."
Niels Bohr était bien conscient du parallélisme entre son concept de complémentarité et la pensée chinoise. Lorsqu'il visita la Chine en 1937, à un moment où son interprétation de la théorie quantique était déjà complètement élaborée, il fut profondément impressionné par l'ancestrale idée chinoise de pôle opposés et dès lors, il porta un vif intérêt à la culture extrême-orientale. Dix ans plus tard, Bohr fut fait chevalier en récompense de ses éminentes réalisations scientifiques et ses importantes contributions à la vie culturelle danoise ; et, lorsqu'il eut à choisir une arme pour son blason, son choix se porta sur le symbole chinois de T'ai-Chi représentant la relation complémentaire des archétypes opposés yin et yang . En choisissant ce symbole pour son blason avec la devise Contraria sunt complementa ("Les opposés sont complémentaires"), Niels Bohr reconnaissait la profonde harmonie entre l'ancienne sagesse extrême-orientale et la science moderne occidentale."
La physique moderne a confirmé de façon spectaculaire l'une des idées de base de la spiritualité extrême-orientale : tous les concepts que nous employons pour décrire la nature sont limités, ce ne sont pas des caractéristiques de la réalité comme nous avons tendance à le croire, mais des créations de l'esprit, parties de la carte et non du territoire. Toutes les fois que nous élargissons le domaine de notre expérience, les limitations de notre pensée rationnelle deviennent évidentes et nous devons modifier, voire abandonner, certaines de nos conceptions."
Il faut à la lumière huit minutes pour se propager du Soleil à la Terre, et donc nous voyons le Soleil, à tout instant, tel qu'il était huit minutes auparavant. De même, nous voyons la plus proche étoile telle qu'elle existait quatre ans auparavant, et, avec nos puissants télescopes, nous pouvons voir des galaxies telles qu'elles étaient il y a des millions d'années."
Le "paradoxe des jumeaux" ; "Ce qui est vrai des longueurs l'est également des intervalles de temps. Eux aussi dépendent du système de référence mais, contrairement aux distances spatiales, ils deviennent plus longs lorsque la vitesse relative à l'observateur augmente. Cela veut dire que des aiguilles de montres en mouvement tournent plus lentement, le temps ralentit. Ces horloges peuvent être de types variés : pendules mécaniques, électroniques, ou le battement d'un coeur humain. Si de deux jumeaux l'un effectuait un rapide aller et retour dans l'espace, il serait plus jeune que son frère lorsqu'il reviendrait, parce que tous ses "mécanismes" (organiques), son rythme cardiaque, son flux sanguin, ses ondes cérébrales, etc. auraient ralenti durant le voyage, du point de vue de l'homme sur Terre. Le voyageur lui-même, bien-entendu, n'aurait rien remarqué d'inhabituel, mais, à son retour, il aurait soudain réalisé que son frère jumeau était maintenant beaucoup plus âgé. Ce "paradoxe des jumeaux" est peut-être le plus célèbre de la physique moderne. Il a provoqué des discussions animées dans les journaux scientifiques, dont quelques-unes se poursuivent encore ; c'est une preuve éloquente du fait que la réalité décrite par la théorie de la relativité ne peut être saisie par notre compréhension ordinaire."
L'intuition sous-jacente à l'interprétation que donne le physicien du monde subatomique, en fonction du champ quantique, est très analogue à celle du mystique oriental qui interprète son expérience du monde en fonction d'une réalité sous-jacente ultime. A la suite de l'émergence du concept de champ, les physiciens ont essayé d'unifier les divers champs en un champ fondamental unique qui incorporerait tous les phénomènes physiques. Einstein, en particulier, consacra les dernières années de sa vie à chercher un tel champ unique. Le Brahman des hindous comme le Dharmakana des bouddhistes et le Tao des taoïstes peuvent être considérés, peut-être, comme le champ unifié suprême d'où proviennent non seulement tous les phénomènes étudiés en physique, mais aussi tous les autres phénomènes."
On peut expliquer de multiples phénomènes en fonction de quelques-uns, et, par conséquent, comprendre divers aspects de la nature d'une façon approximative sans avoir à les comprendre tous à la fois. Telle est la méthode scientifique ; toutes les théories et tous les modèles scientifiques sont des approximations de la vraie nature des choses...
Dans la vision chinoise du monde, la coopération harmonieuse de tous les êtres provient non des ordres d'une autorité supérieure extérieure à eux, mais du fait qu'ils sont tous les éléments d'une hiérarchie d'ensembles formant une structure cosmique, et obéissant aux exigences internes de leur propre nature."
La vision du monde impliquée par la physique moderne est incompatible avec notre société actuelle, qui ne reflète aucunement l'interdépendance harmonieuse que nous observons dans la nature. Afin de réaliser un tel état d'équilibre dynamique, une structure économique et sociale radicalement différente sera nécessaire : une révolution culturelle au vrai sens du mot. La survie de notre civilisation entière dépend peut-être de notre possibilité de réaliser une telle transformation. Cela dépendra, en dernière instance, de notre capacité à adopter quelques-unes des attitudes yin de la spiritualité orientale ; à faire l'expérience de la totalité de la nature, et de l'art de vivre en harmonie avec elle."
Lorsque les physiciens se rendirent compte que l'univers pourrait, en fait, être interconnecté d'une manière plus subtile qu'on l'avait jusque-là pensé. Le nouveau genre d'interconnexion apparu récemment, renforce non seulement les similitudes entre les conceptions des physiciens et celles des mystiques, mais ouvre également la possibilité mystérieuse de relier la physique subatomique à la psychologie de Jung et, peut-être même, à la parapsychologie. Cela éclaire d'une manière nouvelle le rôle fondamental de la probabilité dans la physique des quanta."
Extraits de "Le tao de la physique" par Fritjof Capra (Paris, Sand, 1975)