Économie du bon sens (3) : Pourquoi l’État intervient-il dans l’économie ?

Publié le 12 mai 2012 par Copeau @Contrepoints

Les économistes favorables à l’intervention de l’État la justifient souvent pour des raisons « politiquement présentables », telles que « la justice sociale » et autres sauvetages planétaires. Mais au fond, est-ce vraiment le désir de faire le bien qui motive la demande politique pour l’intervention publique ? 

Par Vincent Bénard.

L’échange, ce méconnu 

S’il est un domaine où l’économie « simplifiée » qui sert à bâtir des modèles théoriques me pose quelques problèmes, c’est bien la question de l’échange. Y compris chez des économistes libéraux tout à fait respectables, vous trouverez immanquablement le postulat suivant, érigé en dogme, répétez après moi :

« Un échange libre est forcément gagnant pour les deux parties, sinon, il ne serait pas entrepris ».

Désolé, mais cette assertion, sans être intégralement fausse, me paraît excessivement simplificatrice. Entre autres, elle néglige quelques éléments importants de psychologie individuelle, et notamment la propension, chez nos congénères humains, à la « frustration » : nous voudrions toujours avoir « mieux » en donnant « moins ».

« Psychonomie » : entre satisfaction et frustration 

Considérons un acheteur et un vendeur qui négocient le prix d’un loyer.

L’acheteur aimerait bien pouvoir louer l’appartement de ses rêves pour rien, mais, réalisme aidant, il aimerait pouvoir s’en tirer pour, mettons, 700 Euros. Ceci dit, il sait qu’il devra peut-être, compte tenu de l’offre disponible, aller un peu au-delà de cette somme.

On peut donc dire qu’il sera satisfait s’il trouve la perle de ses rêves à 700 euros, et qu’il entrera dans une « zone de frustration » aux alentours de 800 euros, mais qu’il signera quand même, parce qu’il faut bien se loger. Au dessus de 900 Euros, il dira non, parce qu’il n’aura plus les moyens de faire face à l’ensemble de ses dépenses, et il devra chercher plus petit, ou moins bien situé.

On peut donc symboliser l’état psychologique de l’acheteur selon le diagramme suivant, en fonction du prix auquel la transaction sera conclue :

Pour le vendeur, la situation est inverse. Il est persuadé que son logement, qu’il a refait à neuf en y consacrant plusieurs weekends, doit se louer, disons, 900 Euros. Il est prêt à descendre à 750-800 si le chaland se fait rare, mais juré, craché, mordicus, il ne descendra jamais à 650 Euros, car là, il perdrait de l’argent, par rapport aux frais qu’il a engagé pour son investissement

L’état psychologique du vendeur en fonction du prix peut donc se schématiser ainsi :

Dans les deux cas, chaque protagoniste entreprendra la transaction si le prix final se situe dans sa zone verte, et sous certaines conditions s’il se situe dans sa zone orange. Par contre, en zone rouge, il renoncera.

Asymétrie de la satisfaction

Naturellement, le raisonnement qui précède est valide quelle que soit la transaction considérée : acheteur et vendeur de voitures, employeur (acheteur de force de travail) et salarié (vendeur), coopérative agricole et centrale d’achat de grandes surfaces, céréalier et minotier, acteur et producteur, etc.

Confrontons maintenant le diagramme de satisfaction de l’acheteur et du vendeur dans le cas d’une transaction librement négociée, sans influence extérieure. Plusieurs cas sont possibles.

1 ) Satisfaction mutuelle, tout va bien !

Les zones de satisfaction de l’acheteur et du vendeur se recouvrent : la transaction ne génère aucune frustration, et se conclut à un prix qui satisfait les deux parties. Inutile de développer. Cela arrive assez souvent dans nos achats courants.

2) Refus mutuel 

Seules les zones de refus et de frustration se recouvrent, aucun accord n’est possible entre l’acheteur et le vendeur. La transaction ne se fait pas. Inutile de développer non plus.

3) Satisfaction asymétrique

Dans le cas ci-dessous, la zone verte de l’acheteur recouvre la zone orange du vendeur, et vice versa : la transaction pourra se faire mais uniquement à certaines conditions.

Ainsi, il faudra que l’un des deux protagonistes de l’échange soit fortement contraint à réaliser la transaction, et ne puisse trouver une contrepartie plus conciliante. Par exemple, si, à chaque logement visité, l’étudiant se retrouve en face de 10 concurrents ou plus, il finira par accepter de conclure un bail à 400 euros là où il pensait que jamais il ne dépasserait 300. Dans le sens inverse, si un vendeur de maison, qui croyait que son bien « typique, belle exposition sud », pouvait se vendre 200 000 Euros, mais n’a eu au bout de 6 mois qu’une offre à 170 000, il finira peut-être par craquer, de guerre lasse. La zone de « frustration » est souvent une ancienne zone de « refus » que la contrainte financière a rendue péniblement « acceptable ».

Dans chacun des cas, la frustration d’un des deux participants alimente le bonheur de l’autre.

4) Frustration partagée

Dernier cas, seules les zones orange se recouvrent.

Dans ce cas, il est assez peu probable que la transaction ait lieu, car si l’un des protagonistes doit « absolument conclure », l’autre le détectera aussitôt et en profitera pour déplacer le prix vers sa zone de satisfaction à lui. Mais il peut se rencontrer dans certaines situations un peu extrêmes, des marchés avec peu d’offre, peu de demande, et une « correspondance » (les économistes, ces prétentieux, parlent « d’appariement ») médiocre entre le niveau de gamme de l’offre et la capacité financière du demandeur.

Les économistes évoquent souvent le concept « d’asymétrie de l’information ». Il me semble qu’ils devraient tout autant tenir compte de ces situations « d’asymétrie de la satisfaction » pour expliquer certains phénomènes liés aux échanges.

Comment réduire la frustration ? 

Vous aimez être frustré, vous ? Non. La frustration est un sentiment désagréable.

Vous allez donc tenter de réduire vos zones de frustration lorsque vous entreprenez des échanges. Pour ce faire, deux catégories de moyens existent : ceux où vous ne compterez que sur vous mêmes, et… d’autres. N’en disons pas plus pour l’instant.

1) Réduire la frustration par l’effort 

Reprenons notre exemple immobilier : le vendeur de maison qui n’a pas d’acheteur au prix qu’il demande peut investir 2% du prix de vente qu’il souhaite obtenir dans du « home staging », vous savez, ces travaux d’embellissement de dernière minute que nous vantent certains animateurs de télévision.

Le salarié qui trouve que son patron le paie mal peut développer, à force de cours du soir et d’investissement personnel, des compétences nouvelles qui lui permettront de négocier une paie plus élevée, avec cet employeur ou un autre.

L’agriculteur qui trouve que, décidément, les grandes surfaces sont bien pingres avec sa production de pommes, pourra développer une variété plus rare qui séduira de nouveaux consommateurs, ou se lancer dans la vente directe sur Internet.

Etc, etc. Ces moyens d’action, essentiellement concentrés sur les vendeurs, ont deux « inconvénients majeurs » du point de vue du frustré qui sommeille chez certains d’entre eux : ils exigent un investissement de départ, et le résultat n’est absolument pas garanti. En contrepartie, ils sont « vertueux » au niveau économique, car ils tendent à améliorer la qualité des offres disponibles.

L’acheteur peut aussi réduire son risque de frustration, notamment en apprenant à mieux négocier, ou en consacrant plus d’énergie à trouver des vendeurs plus raisonnables. Là aussi, le retour sur effort n’est en rien garanti.

2) Réduire la frustration grâce à l’État et une « bonne » loi

Aussi, si vous arrivez à vous associer avec des personnes partageant la même frustration que vous, trouverez vous peut-être plus rentable d’aller réduire votre niveau de frustration sur le marché politique, en demandant à l’État de réduire les possibilités de négociation de votre contrepartie, de par la loi.

Par exemple, un syndicat obtiendra un salaire minimum, au-dessous duquel aucun contrat ne pourra être légalement conclu, voire des « grilles de salaires type » s’imposant à tout employeur dans une branche donnée, et notamment dans la fonction publique.

D’autres réclameront un encadrement des loyers. Des grandes surfaces obtiendront le vote de lois limitant la possibilité d’établissement de concurrents (on parle de « barrières à l’entrée sur le marché »), des pharmaciens lutteront pied à pied pour que les grandes surfaces ne puissent pas vendre de médicaments. Des fabricants d’éthylotests convaincront, on ne sait trop comment, un ministre de l’intérieur à rendre cet équipement obligatoire dans les véhicules. L’ordre des architectes négociera l’obligation, pour un particulier, d’avoir recours à leurs services pour toute construction de plus de 170 m2, et fera du lobbying intensif pour abaisser cette limite. Etc., etc., on ne compte plus les lois fixant des prix plancher ou plafond, imposant des conditions de diplôme, de numerus clausus ou d’agrément aux vendeurs, ou imposant à certains acheteurs des frais qu’ils n’auraient pas consenti sans la loi.

3 ) Réduire la frustration grâce à l’État et une « bonne » subvention 

L’autre moyen de réduire votre zone de frustration est de permettre à une transaction en « zone orange », voire « rouge », de se conclure tout de même, mais en subventionnant le vendeur. Notez que parfois, la subvention est en apparence accordée à l’acheteur, mais au final, c’est toujours le vendeur qui en profite, la subvention lui permettant d’augmenter le prix affiché à l’acheteur… Naturellement, la subvention sera toujours accordée selon un motif politiquement présentable, comme « l’intérêt général », « le sauvetage de la planète », « l’accès égal à la culture », « la relance de l’économie », « la justice sociale », ou que sais-je encore.

Ainsi, les « primes à la casse » permettent de vendre des voitures au-dessus du prix que les acheteurs seraient prêts à mettre en son absence. Les subventions agricoles permettent aux gros agriculteurs (les petits n’en voient que peu la couleur, leur pouvoir de nuisance est trop faible…) de ne pas trop s’en faire quant aux tarifs que leurs consentent leurs acheteurs, le rachat à perte obligatoire, par les distributeurs d’électricité, du courant produit par des énergies pseudo-renouvelables, permet de fourguer à vil prix des éoliennes et des panneaux photovoltaïques, une remise fiscale permet de vendre des chaudières à condensation à des prix « massacrants » ou des appartements « Scellier » à des prix délirants. Liste non exhaustive.

Et, bien sûr, dans ce cas, le frustré est « le troisième participant » à l’échange, celui qui n’avait rien demandé, le « cocu », le contribuable, dont le racket, en l’occurrence, sert à apaiser à la fois les frustrations et de l’acheteur et du vendeur.

Bien sûr, l’acheteur devrait se rendre compte que lorsqu’il est subventionné, il est aussi contribuable, et donc spolié. Mais traiter cette question nous obligerait à enfoncer un autre mythe de l’économie classique, celui de l’individu infiniment rationnel… Et cela fait beaucoup pour aujourd’hui, non ?

EN RÉSUMÉ :

Si tous les échanges libres étaient totalement satisfaisants pour les deux parties, personne ne demanderait l’intervention de l’État pour les réglementer.

Mais tout comme l’information, la satisfaction liée à l’échange est asymétrique. Parce qu’un certain nombre d’échanges engendrent une frustration chez une des parties, certains, plutôt que de chercher à réduire le risque de frustration par l’effort, lequel n’est pas toujours récompensé, vont plutôt essayer d’obtenir de l’État qu’il les aide.

L’aide de l’État peut prendre la forme soit d’une loi limitant la possibilité de la contrepartie de négocier, soit d’une loi obligeant les gens à devenir clients de produits qu’ils n’auraient pas envisagé d’acheter sans la loi (ce qui revient au même), soit d’une subvention qui transfère la frustration sur un troisième protagoniste, qui n’a rien demandé et qui est souvent mis devant le fait accompli : le contribuable. L’aide de l’État a toujours pour but de transférer la frustration d’une des parties vers une autre.

À chaque fois qu’un règlement limite votre possibilité de négociation, ou vous oblige à acheter quelque chose dont vous n’auriez pas spontanément envie, demandez vous « à quel lobby la loi profite », et qui est le « cocu ». Et à chaque fois que l’État vous subventionne pour acheter tel ou tel achat, demandez vous « quel vendeur aide-t-il réellement », « à qui va vraiment la subvention », et pourquoi vous payez tous ces impôts et taxes…

Le dirigisme, père de tous les clientélismes, qu’il soit « socialiste » ou « oligarchiste », est donc le moyen trouvé par l’État, et les politiciens et fonctionnaires qui en vivent, de répondre aux frustrations que toute vie en société ne manque jamais d’engendrer. C’est de cette réponse qu’il tire sa popularité.

L’interventionnisme économique est donc avant tout une réponse politique aux bas instincts des individus.

Les libéraux qui veulent affranchir la société de ces interventions doivent trouver des réponses crédibles au problème de la gestion des frustrations. Sans quoi, leur avenir politique est désespérément groupusculaire.

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À ce stade, deux questions restent en suspens : (1) Certaines compensations de frustration par l’État ne sont elles pas économiquement désirables ? (2) Quel est l’effet économique de ces compensations non pas sur une, mais sur des milliers de transactions ?

Ce sont deux très bonnes questions, mais ce sera pour une prochaine fois !

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Lire également :

Les deux premiers épisodes :

1 - L’économie ou la mort
2 - Tout part de la valeur ajoutée, concept clé de l’économie

Ancien article :

Le renouveau des oligarchies, cancer des libertés

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Sur le web.