Soudain, sous la verrière du Grand Palais, avec Daniel Buren et ses galéristes, un président élu…
Les Français vivaient avec un peu de surprise les étonnantes journées qui succédèrent à l’élection de François Hollande comme nouveau président de la République, le 6 Mai 2012. Il leur semblait que la campagne présidentielle qui avait duré une année entière et pris l’allure d’un psychodrame national à rebondissements multiples, n’en finirait jamais. Ils avaient vécu au rythme soutenu de discours politiques de plus en plus brutaux, assisté à la captation de plus en plus marquée de lieux de mémoire nationale – Concorde, Vincennes, Bastille -, avaient participé à un 1er Mai mémorable au cours duquel les villes du pays se scindèrent en trois camps distincts, avaient été saoûlés de défilés, de batailles de drapeaux, de batailles de chiffres, de batailles de peurs, avaient été rivés, devant leurs télévisions, à l’affrontement sans merci entre présidentiables, avaient écouté, ahuris, les excès démagogiques de certains, avaient subi, épuisés, un battage médiatique intense et été embarqués, impuissants, dans un tourbillon inédit de paroles et d’images. Mais le 7 Mai, pourtant, après cinq années d’une présidence qu’ils ne pouvaient pas encore vraiment décrire, ils se réveillèrent en sentant confusément comme la fin d’une sorte d’emprise mentale.
Le 8 Mai, devant l’immense drapeau français qui, majestueusement, se déployait dans le vent sur la tombe du soldat inconnu au son du chant des partisans, les Français assistèrent, incrédules, à une autre phase de leur histoire, celle du pansement ultra-rapide des blessures nationales, par l’effet de la pompe de la République, par cet étrange passage de témoin entre président sortant et président élu, début d’un d’intermède qui allait durer une semaine, avec deux présidents concommittents, même âge, même taille, même costume, mais deux hommes aux personnalités aussi opposées que possible, prêts à s’embarquer chacun dans une trajectoire aux antipodes de celle de l’autre.
Mais c’est le 9 Mai, vers 19 heures, sous la verrière du Grand Palais, que les affres de cette interminable campagne semblèrent se dissoudre pour de bon aux yeux des heureux élus du monde de l’art. Invités à l’inauguration de la cinquième édition de “Monumenta”, ils assistèrent à l’arrivée de François Hollande qui vint saluer l’oeuvre de Daniel Buren, celui-là même qui, sous la présidence Mitterrand, avait osé un geste d’art contemporain inédit dans la cour du Palais Royal. Moment magique ? Moment de grâce ? Intermède suspendu ? Poésie pure ? Tout au long de la soirée qui suivit, dans la douceur des jardins du Petit Palais, chacun cherchait encore le mot juste pour décrire la scène qui venait de se passer et tenter de qualifier son étonnement.
“Cette arrivée était à la fois inattendue et chaleureuse,” raconta Daniel Buren, “comme un signe très fort donné par le président élu, avant même d’être investi, qu’on allait changer d’optique sur la culture, après le trou noir qu’on vient de vivre, après les désastres ahurissants des années Sarko.” N’est-ce pas précisément la place sociale de l’artiste dans la société, que François Hollande, en pré-président, venait de saluer et de reconnaître ce soir-là ? Pour Kamel Mennour, le galériste parisien de Buren, “cette visite a été un miracle. Rien n’était organisé, nous avons reçu un appel du directeur de cabinet de Hollande une heure avant son arrivée, et assisté à un moment de pacification autour d’un artiste, dans ce lieu majestueux, devant tout un aéropage de gens. Nous nous sommes promenés dans le Grand Palais avec François Hollande et les autres, partageant un sentiment de véritable intimité avec lui. D’un geste, il a endossé son costume de président, tu pouvais être de droite, tu ressentais la même chose, car il relevait le débat, par opposition à tout ce qui vient de ce passer, à ces moments de stigmatisation que nous venons de vivre, à ces moments où l’on désignait tant de gens comme bouc émissaire.” De fait, n’est-ce pas symptômatique que ce soit Kamel Mennour, galériste parisien de la rive gauche, né à Constantine, et qui avoue se sentir mal à New York tant il aime la France, qui exprime pour sa part ce sentiment de pacification civique ?
Quant à Xavier Hufkens, le galériste belge de Daniel Buren, un marchand d’art précoce qui expose à la FIAC depuis l’âge de 22 ans et dirige à Bruxelles l’une des plus belles galeries d’Europe, il explique avec ravissement: “Nous a été fédérés, en tant que marchands européens et américain, par Daniel Buren, qui nous a présentés un à un à François Hollande : ‘Voici mon marchand français, voici mon marchand belge, voici mon marchand anglais, voici mon marchand italien, voici ma galerie américaine’. Nous avons porté ce projet ensemble, organisé cette soirée ensemble, comme une fratrie, sans prétention, comme une équipe soudée. François Hollande est très à l’écoute, il a du temps pour chacun, un mot gentil pour chacun; il aurait pu ne rester que dix minutes, mais pendant une heure et demie, bien qu’on ait été poussés et pressés dans tous les sens, il a regardé, il a questionné, il a écouté… c’était un très grand moment !” Mais n’est-ce pas surtout le choix de Daniel Buren, dans son affrontement avec l’espace somptueux du Grand Palais, d’opter pour une réminiscence profondément historique, qui a fourni le cadre idéal pour que puisse avoir lieu une telle rencontre, hors de toute norme spatiale, hors de toute norme temporelle? Car en marchant sous les cercles bleu, vert, jaune, orange, car en passant de l’espace fermé des côtés à l’espace ouvert du centre, puis à l’espace aveuglant des miroirs du sol, on chavire entre les moirures, les sons, les formes et les couleurs, dans l’espace de l’Alhambra de Grenade au Xe siècle, comme dans cette Espagne médiévale aux religions intégrées.
Mais le Grand Palais, c’est également la France du IIe Empire, l’âge des expositions universelles, l’époque au cours de laquelle la ville de Paris, alors centre absolu de l’art, attirait les artistes du monde entier qui venaient se faire légitimer par elle. Cent quarante cinq ans plus tard, en Mai 2012, avec la magnifique Triennale organisée par Okwui Enwezor, avec le Palais de Tokyo confié à Jean de Loisy, avec le Centre Pompidou qui s’apprête à célébrer les 25 ans de “Magiciens de la terre”, avec l’exposition “Resisting the Present Mexico 2010-2012″ au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, ou encore “Cristobal Balenciaga” et “Comme des Garçons” aux nouveaux Docks de la gare d’Austerlitz, il semble que la France soit en passe de redevenir un pays prescripteur, fédérateur et inclusif. Alors, certes, malgré la tempête sur l’Europe, malgré les cauchemars à venir, malgré les combats qui attendent ce pays, l’idée qu’un président élu ait tenu, au cours des prémisses de son quinquennat, à placer dans son agenda ce genre de moment, est en soi une véritable déclaration d’intention et peut-être un rêve utopique. D’ailleurs, comme tient à le souligner Xavier Hufkens, “c’est Kamel Mennour qui a décrit ce moment le plus joliment : ‘Avec le président élu, nous nous sommes promenés tout à la fois dans les jardins de l’Alhambra et dans un jardin français…”
Annie Cohen-Solal, ancien conseiller culturel aux Etats-Unis, universitaire et écrivain