Guillaume Condello vient de publier au Dernier Télégramme Les Travaux et les jours, un ensemble de « tableaux/chants » reprenant non seulement le titre, mais l'ambition – et l'humilité – d'Hésiode, le poète-paysan. Les temps ayant changé, la voix de Condello – ou celle qu'il met en scène – nous raconte une histoire indécise, pleine d'aller-retour, mâtinant Hésiode de Virgile, de Lucrèce ou de Marx pour chanter les « travaux et les jours » de notre monde, c'est-à-dire retrouver le nœud bio-anthropologique qui fait du travail humain une exécution de la partition naturelle, lié à la terre, aux rythmes des saisons dont il poursuivrait l'immense œuvre tout en en subissant les contraintes. C'est précisément de cette articulation du corps travaillant et des rythmes de la nature que l'hyperindustrie du capitalisme contemporain croit nous dispenser – et c'est au nouveau tissage de cette boucle à première vue improbable que le livre de Condello s'emploie, s'occupant de « la tristesse des machines » et des paysages de banlieue et renvoyant, dans des images dont la force n'a d'égale que la simplicité, l'industrie à sa naturalité oubliée :
et les nuages au-dessus
des usines qui
extraient la
cellulose le
silice les
usines qui
laissent échapper
une fumée pour
les nuages
au-dessus (p. 24-25)
Mais Condello ne se contente pas de faire revivre l'articulation, opérée par Hésiode et oubliée par l'idéologie capitaliste, du travail humain aux rythmes de la nature, il lui reprend aussi la forme discursive, proposant pour la (post)modernité une forme d'épopée qui en conserve les dimensions essentielles : le héros, le thème de la fondation, le caractère collectif d'un chant en même temps narratif.
Une série de narrateurs tutélaires et de héros, en effet, rythme la progression de ce livre qui pour autant ressemble moins à un patchwork qu'à un seul long poème, Condello les « fondant » tous dans le creuset de son propre chant. Parmi ces voix, celles d'Hésiode, d'Homère, de l'Ancien Testament, de Virgile, de Lucrèce, de Rousseau, de Marx, d'Apollinaire, de Kurt Cobain ou de Thom Yorke se distinguent et se mélangent, apparaissant sur le modèle des Cantos de Pound tantôt comme différentes strates dans le chant, tantôt comme les instruments d'une symphonie dont Condello serait le chef d'orchestre. Que disent-elles ? Elles essaient de raconter une histoire, dans une épopée comme réduite à son squelette : un commencement et un héros, le héros de ce commencement, la fondation, l'histoire d'un homme allant ailleurs, au-delà, Christophe Colomb ou Marco Polo, d'un homme qui pourrait commencer, enfin – recommencer. Mais :
rien
au commencement
rien
n'était pas même
le commencement (p. 51)
et son œuvre fondatrice également échappe :
tu chantes mais
le vrai fondateur
erre
la chanson erre
dans les gorges
brûlées (p. 57)
Si bien que le chant de cette fondation lui-même désavoue ses propres prétentions :
en vérité je vous le dis
il n'est pas de
prophète (p. 129)
C'est, ce me semble, la force du livre de Condello, qui sans cela tomberait dans un kitsch qui n'a pas toujours épargné les tentatives modernes de faire revivre l'épopée : le chant qu'il y déploie s'abreuve autant à Derrida qu'à Hésiode, et l'ambition épique est toujours balancée par le soupçon déconstructionniste :
un homme
a franchi les
bornes dit-on
du monde
c'était […] c'était
un homme
peut-être
si l'histoire ne ment pas (p. 56)
« Peut-être ». « Si l'histoire ne ment pas ». L'épopée du grand homme et du commencement que chante l'aède moderne se prend dans le soupçon que sa voix porte aussi, que sa voix est. D'où, sans doute, le drôle de mètre utilisé par Condello, qui est une sorte de vers double, voire triple, décalant des morceaux de vers par tabulation jusqu'à créer une sorte de double ou triple chant (en fonction de notre façon de lire, par lignes ou par colonnes) conférant à son poème une sorte de virtualité et d'indécision fondamentale. Ainsi dans le passage suivant :
une voix nomme
les lieux que tu
traverses
te regardent
tu cherches
des yeux le lieu
indicible
de banlieue à
banlieue
le train erre les panneaux
te regardent
les couloirs
te regardent
tu bouches de musique
tes oreilles nulle
sirène ne retentit
dans les couloirs
un chant de guerre
entre les dents (p. 110)
Le système des tabulations permet en effet de lire d'autres histoires, présentes de manière seulement subliminale, que ce qu'on lirait en ne tenant pas compte des blancs : « une voix / te regardent […] tu bouches / sirène / un chant de guerre » sur la colonne 1, « banlieue / tes oreilles nulle / dans les couloirs / entre les dents » sur la colonne 2, « nomme / traverse / des yeux le lieu / entre les panneaux / de musique » sur la colonne 3. Or, une telle superposition, spatiale et non plus historique, des voix, explique sans doute que les nouveaux Travaux et les jours ne soient pas seulement des chants, mais aussi des « tableaux », ainsi que le précise le sous-titre, c'est-à-dire un système de coexistence spatiale de la pluralité, et non seulement d'enchaînement temporel, un ensemble de lignes et de colonnes. De ce fait, chaque poème de Condello se constitue comme le lieu d'une indécision essentielle, non seulement quant au contenu du texte, mais du fait de sa forme même, dont l'essentielle fragilité – conséquente de cette co-présence et de cette concurrence des discours – en fait, plus peut-être que de Pound, la continuation du Coup de dés de Mallarmé tel que l'a lu Quentin Meillassoux dans Le Nombre et la sirène : l'écriture d'une épopée des temps (post)modernes, remplaçant le personnel kitsch des héros antiques et leurs fondations par le tremblé fragile de la seule contingence, et substituant à tout discours sur l'être le chant vrillé d'un immense « peut-être ».
[Pierre Vinclair]
Guillaume Condello, Les Travaux et les jours, Editions Dernier télégramme.
(Certains navigateurs étant susceptibles de ne pas reproduire les tabulations, Poezibao propose également l’article de Pierre Vinclair en fichier à télécharger)
Téléchargement Guillaume Condello, les Travaux et les Jours, lecture de Pierre Vinclair