C’est un symbole fort, une première peu ordinaire et, d’une certaine manière, un puissant coup de gueule : Delta Air Lines, géant très influent du transport aérien américain, membre de SkyTeam et allié de longue date d’Air France-KLM, va produire une part de son kérosène dans sa propre raffinerie. Une forme nouvelle de concentration verticale qui, c’est le moins que l’on puisse dire, déroute les experts.
Le raisonnement est simple : les dirigeants de Delta, que leur facture annuelle de kérosène de douze milliards de dollars rend rêveurs et nerveux, ont choisi de briser la passivité ambiante. Aussi ont-ils décidé de racheter une raffinerie qui leur permettra, grâce à l’élimination des intermédiaires, de payer leur carburant sensiblement moins cher. Certes, le prix de l’or noir à la sortie des puits n’en sera pas modifié pour autant mais, de simples spectateurs impuissants, les financiers de Delta auront au moins le sentiment de devenir des acteurs et de lutter concrètement contre l’adversité.
En pratique, Delta va racheter à Phillips 66, pour 150 millions de dollars, une raffinerie située à Trainer, à proximité de Philadelphie. L’opération sera bouclée en juillet et, après avoir investi 100 millions supplémentaires dans les installations pour parfaire leur nouvelle vocation, elle alimentera de grands aéroports du nord-est américain, dont JFK et LaGuardia, couvrant à 80% la consommation des avions de Delta dans cette partie cruciale de son réseau. C’est BP qui fournira le brut. Richard Anderson, directeur général de Delta, pas peu fier de son initiative, prévoit que cette nouvelle manière de faire permettra d’économiser 300 millions de dollars par an. Ce qui n’est pas vraiment spectaculaire mais bon à prendre.
Pour illustrer les avantages sonnants et trébuchants de cette manière de faire sans précédent, Richard Anderson explique qu’en mettant en service soixante monocouloirs de nouvelle génération, l’économie de carburant atteindrait 250 millions de dollars par an. Pour l’obtenir, il en coûterait une mise de fonds initiale de deux milliards et demi de dollars. C’est une manière comme une autre de justifier cette concentration verticale, sans qu’il soit pour autant question de renoncer à un plan de longue haleine de rajeunissement de la flotte de 770 avions de la compagnie.
L’utilisation de kérosène autoproduit aura un impact comptable tout à fait réel, disent les financiers. Ainsi, sur un vol New York-Londres assuré en Boeing 777, Delta prévoit d’économiser de 4.000 à 5.000 dollars. Restera à décider s’il conviendra alors d’en faire bénéficier les actionnaires ou, au contraire, de saisir l’occasion pour diminuer les tarifs et acquérir de nouvelles parts de marché.
A l’échelle de Delta, qui réalise un chiffre d’affaires annuel de 35 milliards de dollars, la mise de fonds est proportionnellement modeste. Elle correspond grosso modo au prix catalogue d’un 777, avec la satisfaction (cela, personne ne le dit à haute voix) de faire un pied de nez au «système». Qui plus est, il s’agit de Delta et non pas d’un transporteur marginal en quête de publicité : 160 millions de passagers par an, 341 destinations, plus de 5.000 vols quotidiens. De quoi faire réfléchir la profession tout entière.
Pierre Sparaco - AeroMorning