Il est quand même assez rare de se retrouver devant un film bulgare en dehors des rétrospectives généralement dans les salles d’Arts et Essais ou des festivals internationaux de cinéma. Pourtant, quand un film de cette nationalité pointe le bout de son nez, on aurait tort de ne pas être curieux. Grâce à une démarche d’ouverture de la part du spectateur, Avé pourrait donc être à voir rien que pour son exotisme. Mais il ne faut pas, non plus, rester dans des considérations archétypales quant à l’origine du métrage. Cela ne serait pas rendre hommage à la beauté de ce film original.
Ces qualités, le film les doit à son caractère mystérieux. En effet, dès les premières images, le spectateur est embrumé comme la ville de Sofia au travers du panoramique initial. La suite sera du même acabit puisque les coins de ciel de bleu se feront rares, les noms des quartiers, des villes et des villages ne seront mentionnés que rarement. En parallèle, le parcours de Kamen, un adolescent inscrit dans une école d’arts qui doit prendre la route, ne sera pas explicité au premier abord. Il commence à faire du stop sur le périphérique de la capitale bulgare et est bientôt rejoint de manière impromptue par une jeune fille dont on ne sait rien. Ensemble, ils vont prendre la route et se découvrir. Par ces partis pris, certes bien menés mais assez classiques, on voit bien que le cinéaste préfère aborder Avé avec une démarche plus sensible que démonstrative. Elle donne également au film une atmosphère d’une tristesse absolue. Ce n’est pas que le film soit pessimiste, loin de là car le spectateur va être souvent ému, mais il rend bien compte des difficultés humaines propres à cette génération. Pour encore mieux représenter ces troubles, le réalisateur va opter pour une construction en triple paradoxe qui donne définitivement au film une véritable identité cinématographique particulière.
Ainsi, le cinéaste convoque le genre du road movie qu’il va réussir à transformer. Cette cinématographie, typiquement américaine, fait généralement la part belle à l’espace dans une construction, un mouvement et une échelle des plans qui lui rendent hommage. Les poids de la nature et du mouvement sont, ici, prépondérants que ce soit en termes de symbole, de figure ou de réalité effective. Pourtant, Konstantin Bojanov, le réalisateur, n’a pas voulu américaniser son film, chose qui aurait pu être possible dans une forte et classique logique référentielle cinématographique. Cela n’aurait pas porté préjudice au film si le réalisateur fut un connaisseur mais cela lui aurait ôté cette originalité. En fait, et justement, le cinéaste connaît trop le cinéma pour tomber dans cette facilité de genre. La Bulgarie n’est pas les Etats-Unis et le rapport de civilisation n’est pas le même entre Américains et Européens. Il va donc préférer rentrer dans l’intime avec une caméra qui ne va pas scruter l’espace. Panoramiques, travellings, plans d’ensemble, plans aériens sont aux abonnés absents quand le montage n’offre que peu d’ouverture. Il faut dire que le hors champ n’est pas toujours convoqué. La mise en scène préfère donc cadrer ses personnages au plus près pour mieux entrer en profondeur dans leur caractérisation mais sans tomber dans le cliché de l’image tremblotante prise par une caméra à l’épaule. Le spectateur est alors au cœur des préoccupations personnelles, aux doutes et aux espérances de ces deux jeunes gens perdus. Avé est, en fait, un road movie intime, poussant dans leurs derniers retranchements les limites des cinémas américain (le genre) et européen (l’introspection) qu’il conjugue néanmoins.
Cette intimité, d’ailleurs, se construit petit à petit dans une démarche qui bouscule les sensibilités, entre vérité et mensonge. En effet, le spectateur se rend bien compte petit à petit que l’héroïne ment comme elle respire, à en énerver Kamen qui ne sait pas toujours où se placer par rapport à ses paroles. Pourtant, à l’instar du héros, le spectateur va de plus en plus se rapprocher de la jeune femme. Le paradoxe est ici humain. Plus la mythomanie prend de l’ampleur, plus la vérité du personnage se déclare. En effet, on sent bien que le mensonge est une carapace destinée à se protéger des turpitudes de son existence. Chacun, le spectateur comme le héros masculin, se rend compte de cette caractérisation au fur et à mesure car cette barrière va se briser lentement mais sûrement. La construction ambivalente de cette double vie du personnage fait que l’on comprend, à défaut sans doute de la valider, son attitude qui peut parfois irriter. Puis, finalement, tout le monde va s’attacher à elle. Certains iront d’ailleurs plus loin puisque Kamen va en tomber amoureux. Il faut rendre grâce, ici, à la performance de Anjela Nedyalkova, dont c’est le premier film, qui offre un jeu d’une finesse inouïe et éblouissante.
Cet amour est, d’ailleurs, le nerf de la relation entre les deux jeunes gens. Avé est un film d’initiation. Par leur relation amoureuse, ils vont se connaître, grandir et finalement passer à l’âge adulte. Néanmoins, cette évolution, somme toute naturelle dans une existence, ne se fait pas de manière si facile. Cette nouvelle prise de position sur la vie passe en fait par un moment tragique qu’il faut savoir surmonter : le deuil. La représentation n’est d’ailleurs pas symbolique. Konstantin Bojanov œuvre, ici, dans la même optique de refus de la facilité que sa traversée du genre en choisissant une voie bien réaliste et frontale au cours de séquences à la fois tristes pour le spectateur et éprouvantes pour les héros. Le cinéaste ne cherche pas à se dédouaner. Il veut montrer la mort telle quelle. Chacun des deux personnages a sa propre expérience au cours desquelles ils vont devoir intégrer l’autre et s’abandonner en livrant leurs culpabilités, leurs doutes, leurs peurs. La démarche peut paraître dramatique de la part du réalisateur. Elle est surtout réaliste, et romantique, dans une optique où l’adulte doit se rendre compte de la noirceur du monde pour élargir son éventail d’humanité et ainsi s’ouvrir pleinement au monde qui l’entoure. Il assimile, finalement, ses responsabilités émotionnelle, sensationnelle et comportementale vis-à-vis d’autrui. Et quelque part, une certaine part de sa propre mortalité.
Malgré une origine qui ne fait pas toujours rêver le spectateur tant les a priori peuvent être au rendez-vous, Avé est une rareté à découvrir sans trop tarder. Il ne faut, en effet, pas bouder le plaisir de se retrouver devant le film intelligent et sensible d’un réalisateur à suivre de près. Avé restera comme l’un des meilleurs de l’année 2012.