EXTRAIT :
« Et puis il y avait ce mot de « Moderne » que tout le monde avait à la bouche, le diapason des temps nouveaux, qui donnait des vertus presque magiques à chaque objet, comme ce poste de télévision, et les contraignait au pire des sacrifices : le renoncement à tout ce qui s’était passé avant. Ça n’aurait pas été pire si on avait demandé à Albert de profaner les tombes de ses morts et piétiner les restes de leurs cadavres. Le monde avançait, comme disait son beau-frère chaque fois qu’il refermait L’Humanité, mais Albert ne voulait plus avancer avec lui. »
AVIS :
Pour réellement comprendre les lignes qui vont suivre, vous devez être informé d’un fait non négligeable : WTFRU + Auvergne = Amour. En effet, une bonne partie de notre équipe vient de cette bonne vieille région des volcans éteints. L’Auvergne on l’aime, on la quitte souvent (après tout, le TGV n’est prévu qu’aux alentours de 2020), mais on aspire toujours à y revenir. Une fois le constat fait, il est facile d’imaginer la nostalgie qui gagne tout auvergnat perdu dans une grande ville. Pour ce qui est de moi, l’Auvergne est un morceau de ma vie et de celle de ma famille, et il n’est pas rare que je laisse tomber un week-end citadin pour me retrouver au bord d’une piscine creusoise, dans un village de 30 habitants.
Le dernier roman de Jean-Luc Seigle, « En vieillissant les hommes pleurent », était un peu comme une piscine creusoise.
Difficile, à la lecture de la quatrième de couverture d’imaginer le chamboulement que produiront les pages de ce roman. Présenté par beaucoup de libraires comme une réflexion sur la guerre d’Algérie, expressément publié à l’occasion de la commémoration des Accords d’Évian, « En vieillissant les hommes pleurent » ne nous avait pas réellement séduit aux premiers abords. Après tout, ici, on considère Julien Gracq comme le maître incontesté de la littérature des « drôles de guerre », avec son roman « Un balcon en forêt ». Mais, admettons que rien, dans les actualités littéraires, n’avait l’air plus réjouissant.
Et puis, on commence le roman, et très vite on réalise à côté de quoi on aurait pu passer : un chef d’oeuvre.
Construit comme une tragédie grecque, « En vieillissant les hommes pleurent » tire le portrait d’une famille auvergnate typique du début des années 60, enfants de paysans, devenus ouvrier chez Michelin et femme au foyer, dans un petit village clermontois. En 24H, laps de temps très court rappelant les tragédies grecques, le destin de cette famille va être bouleversé. La cause d’un tel bouleversement ? La télévision, mais pas n’importe laquelle, la première du village, achetée par la famille et sous ordre de la mère qui ne rêve que de modernité. Cette télévision apparaît comme objet de malheur,
Le 9 juillet 1961, ces 24h qui bouleverseront à jamais la famille , est la date de diffusion de la célèbre émission « Cinq Colonnes à la Une », et plus particulièrement celle du reportage consacré aux soldats envoyés en Algérie pour ce qui n’était alors qu’« un peu de soucis » pour beaucoup de français. Dans ce reportage, apparaît un des fils de la famille, Henri, le préféré de la mère. Et c’est réellement là que le processus tragique prend tout son envol, après des dizaines de pages, l’introspection des personnages et leurs douleurs prend tout son sens dans ce simple moment de télévision comme il en existe des milliers aujourd’hui, à ceci près que :
« Ce fut la première image de guerre qui entra dans une maison qui n’était pas en guerre ».
Pourquoi avoir parlé de l’Auvergne plus haut, si il est question de l’Algérie alors ? Et bien, les choses sont bien plus complexes que cela en vérité.
Il y, on peut le dire, dans cette tragédie plusieurs autres tragédies pour former cette seconde moitié du 20ème siècle. Il y a bien évidemment la guerre d’Algérie dont personne à l’époque ne mesure encore l’ampleur, mais également la tragédie de la fin du monde paysan. Il y a les traumatismes de la Seconde Guerre Mondiale, non pas les plus évidents, mais ceux de ces soldats de la drôle de guerre, dont on se moque encore aujourd’hui, négligeant leurs souffrances passées. Et il y a, bien sûr la tragédie du monde moderne.
Toutes ces tragédies ont été vécus par bon nombres de familles françaises au début des années 60. Mais ce qui rend « En vieillissant les hommes pleurent » si touchant pour nous à WTFRU, c’est que ces catastrophes se passent dans un cadre familier et émouvant qu’est l’Auvergne paysanne, faisant ainsi écho aux propres douloureux souvenirs de notre passé.
Par un subtil jeu de référence, de vocabulaire et de métaphore, Jean-Luc Seigle nous plonge dans l’Auvergne de nos parents et grands-parents, que l’on peut encore voir dans les albums photos.
En décrivant la maison de famille, une l’impression de voir sa propre grand-mère assise sous le cerisier nous gagne, dans une chaleur étouffante si caractéristique de la région des volcans éteints. L’écrivain dresse ici le portrait complet et touchant de gens simples, et non simplistes. Cet Albert, ce Gilles, cette Suzanne, sont comme ceux qui nous ont élevé, ou du moins élevé nos parents : ils sont une partie de nous.
Chez WTFRU, le portrait de cette famille nous a fait pleuré. Certains diront que c’est à cause de la nostalgie des Trente Glorieuses, nouvelle mode de nos années de crise. D’autres encore diront que c’est un simple esprit chauvin qui parle. Ce que nous savons, et que nous considérons comme certain, c’est que « En vieillissant les hommes pleurent » nous a touché. Et ce n’est non pas comme le fait si bien un Frédéric Beigbeder, dans nos réflexions ou nos manières d’agir, mais dans notre coeur comme l’ont fait très peu de romans.
Pour preuve, la dernière fois que de tels sentiments nous ont envahis, c’était à la lecture de « La Route », d’un fameux Cormac McCarthy, et cela remonte déjà à 5 ans.