Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le masque est un élément de l'habillement comme un autrebien que peu utilisé. Il permet de protéger le teint des agressions du soleil, et offre à celui qui le porte la possibilité de ne pas être reconnu et de jouir ainsi d'une liberté qui n'offense personne. Sur les tréteaux, on ne le porte plus guère que dans la Comédie italienne. Le Théâtre français l’oublie, et c’est à peine qu’on se souvient que les acteurs comiques et tragiques antiques jouent avec. Pourtant l’écrivain comique romain Térence et les illustrations de ses pièces représentant des comédiens masqués sont à l’honneur pendant toute l’ère chrétienne (jusqu’au XIXe siècle). Nous avons commencé à parler de cela dans l’article du 17 décembre 2007 intitulé Le théâtre antique et les conventions … classiques … Le Moyen-âge transmet ces pièces avec diligence dans des manuscrits nombreux dont les illustrations, bien que copiant fidèlement leur modèle et suivant une tradition remontant à l’époque même de leur auteur, font fondre petit à petit le masque dans le visage même des acteurs représentés. Dans les iconographies des livres de Térence des XVIIe et XVIIIe siècles qui copient celles des manuscrits, on ne reconnait souvent plus le masque qu’on ne met plus que dans les mains de Melpomène la muse de la Tragédie ou de celle de la Comédie : Thalie, dont il est un attribut. Pourtant durant l’Antiquité celui-ci a une importance toute particulière. Il fait le lien, marque le passage, entre divers univers : la vie et la mort, le réel et la fantaisie, le soi et sa distanciation ... Les familles romaines font fabriquer un masque en cire (imago) de leurs défunts qu’elles exposent dans leurs maisons dans une niche de l’atrium, dans des meubles avec étagères fabriqués pour cet usage et disposés à l’entrée. Ces armoires à masques ressemblent à celles où les masques de théâtre sont exposés et qui se retrouvent parfois au début des pièces illustrées de Térence, dans les manuscrits du Moyen-âge, les incunables ou même dans certaines éditions plus récentes (voir photographies). Durant l’Antiquité, on sort les masques des ancêtres aux funérailles pour les faire porter par des acteurs qui suivent le convoi. Lorsqu’il assiste à une pièce de théâtre comique (qui met en scène des personnages de la vie courante), le citoyen romain a donc une vision de sa propre vie ; ce qui implique obligatoirement une certaine distanciation face à celle-ci. Quant à Térence, il est étudié dès l’enfance pour la finesse de sa langue. On apprend le latin et même la rhétorique par son intermédiaire. Et la dureté de cet apprentissage est adoucie par le plaisir qu’offrent les pièces de cet auteur et la subtilité de son humour. Par la suite, le recueil de ses textes est resté jusqu’au XIXe siècle l’ouvrage sans doute le plus édité après la Bible.
Photographie : Les œuvres de Térence traduites et commentées par Madame Dacier (1654-1720) sont célèbres. Les illustrations qui accompagnent cette édition sont dessinées et gravées par Bernard Picart (1673-1733). Il s’agit de copies de celles des manuscrits médiévaux comme le manuscrit latin 7899, du IXe siècle, conservé à la Bibliothèque nationale de France, qui eux-mêmes suivent fidèlement une tradition antique (dont il reste seulement quelques fragments de papyrus connus mais sûrement beaucoup plus dans quelques recoins de réserves), avec l’image de l’auteur de buste présentée par deux acteurs dans un médaillon, les armoires à masques qui introduisent les rôles et les illustrations des scènes avec les personnages dans des positions caractéristiques qui ont valeur de langage rhétorique.
Les Comédies de Térence, Rotterdam, Gaspard fritsch, 1717, traduction et remarques de Madame Dacier (1654-1720). Complet en 3 volumes in-12°, 10 x 15 cm. Tome 1 : LXXXVIII pp ('Préface', 'Vie de Térence'), 511 pp., 18 planches hors-texte + un frontispice. Tome 2 : 485 pp., 17 planches. Tome 3 : 431 pp., 11 planches. Un frontispice et 46 illustrations au trait dessinées et gravées par Bernard Picart (1673-1733). Dans le Grand dictionnaire des femmes de l'ancienne France, Fortunée Briquet écrit à propos de cette édition : « Anne Dacier : les Six Comédies de Térence, On en a fait, en Hollande, deux éditions, dont la meilleure, pour la beauté des caractères, du papier et des figures, est celle de 1717 ; Rotterdam, Gaspard Fritsch, 3 vol. In-12° ».
Térence (Publius Terentius Afer, IIe siècle av. J.-C.) a vraiment marqué de son sceau la langue latine et la conception même de la latinité. De grands noms ont régulièrement redécouvert son œuvre constituée de seulement six pièces, et ont apposé leurs commentaires, parmi lesquels le célèbre grammairien Donat (Aelius Donatus, IVe siècle ap. J.-C., précepteur de Saint Jérôme) ou Calliopius (fin du VIIIe siècle ap. J.-C) qui est un des principaux promulgateurs de Térence. Madame Dacier s’inscrit dans cette continuation. La finesse du latin de l’auteur romain en a fait sa caractéristique. Sa popularité dans une chrétienté opposée au théâtre laisse songeur et dévoile comment ce qu’on appelle aujourd’hui l’Humanisme au-delà de toutes les vicissitudes du changement n’a cessé d’être à la source de l’histoire occidentale, une sagesse d’une douceur et d’une finesse extrêmes à l’origine même de toutes les grandes civilisations.
Citation : « Homo sum ; humani nil a me alienum puto » : « Je suis un homme et rien de ce qui est humain, ne m’est inconnu » (Térence, Héautontimorouménos, v. 77).