Un Polonais à Paris
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Chacun son paradis, Mariusz Szczygiel
L’écrivain polonais Mariusz Szczygiel s’est fait connaître en France avec Gottland (Actes Sud, 2008, prix du livre européen 2009), un livre qui échappe à toute définition et qui met en scène un Polonais (l’auteur en personne) qui observe le monde tchèque. Avec Chacun son paradis, il poursuit cette démarche pour le moins étrange en choisissant des points de vue très différents. Son champ d’investigation est vaste puisqu’il nous fait voyager dans le temps, de Rodolphe II de Habsbourg à la République tchèque ultralibérale de Vaclav Klaus, en passant par la Tchécoslovaquie communiste.
Ce n’est pas un roman dans le sens classique du terme, mais ce n’est pas non plus un essai : son livre échappe à toutes les définitions. Ce qui est certain, c’est qu’il cherche à faire comprendre l’esprit, l’originalité, la culture et les contradictions du peuple tchèque à travers des récits fragmentés, certains étant parfaitement authentiques, d’autres se révélant imaginaires. Sans doute est-ce là une réponse à la somme magistrale – Praga magica – du grand érudit parlermitain, Angelo Maria Ripellino. L’écrivain nous révèle de manière saisissante et souvent avec un humour surréaliste ce qui peut constituer les caractéristiques de ces Tchèques dont, en fin de compte, l’Europe ne sait rien. Il profite du voyage du pape Benoît XVI pour montrer à quel point ils sont athées ou profon- dément modelés par les espoirs de la Réforme promulguée par Jan Hus. Il rappelle comment les Autrichiens ont imposé les jésuites et le style baroque pour faire taire leur austère volonté de se borner à une Église simple, dépouillée et peu envahissante. Il met aussi en relief leurs travers les plus tragiques de nos jours, comme celui de renier leurs propres artistes. Il prend pour exemple le sculpteur David Cerny, qui n’a pu développer son œuvre qu’en Pologne. En revanche, ses pérégrinations dans l’espace et le temps des descendants de la fée Libusa nous font côtoyer des auteurs extraordinaires comme Bohumil Hrabal, Jaroslav Seifert, prix Nobel en 1984, Karel Capek, tout en relatant la vie miraculeuse d’Egon Bondy, personnage de Hrabal auquel il prête un destin révélateur de ce que ce pays a subi depuis le traité de Munich en 1938, le démantèlement du pays sous l’oc- cupation nazie et le coup de Prague en 1948.
Sous des apparences ironiques ou comiques, cet ouvrage est une plongée très pertinente dans une mentalité singulière et une histoire catastrophique. Son talent est tel qu’il est capable de faire aimer ce petit pays (qui, soit dit en passant, ne s’est jamais appelé la Tchéquie, comme l’écrit la traductrice) et de se convaincre que toute son absurdité (qu’on retrouve chez Kafka comme chez Hasek) se double de grandes aspirations métaphysiques et esthétiques qui, de nos jours, après la révolution de velours, ne parviennent plus à s’exprimer.
Gérard-Georges Lemaire
Chacun son paradis, de Mariusz Szczygiel, traduit du polonais par Margot Carlier. Éditions Actes Sud, 272 pages, 22 euros.