L’année 2012 est déjà riche sur le plan économique, mais elle le sera au moins autant sur le plan politique : alors que les élections présidentielles françaises s’achèvent à peine, la campagne américaine des primaires républicaines pour les élections présidentielles, elle, tourne à plein régime. Et même si (surtout si ?) la presse française en parle peu, il s’y déroule des choses fort intéressantes…
Aux États-Unis, on ne sait pas encore qui sera l’opposant à Barack Obama dans la prochaine campagne qui se déroulera dans le dernier trimestre de l’année et qui s’achèvera le 6 novembre 2012. Si l’on en croit les médias américains, et, dans leurs pas, les médias français, tout semble indiquer que Mitt Romney, le gouverneur du Massachusetts, sera désigné lors de la convention républicaine fin août.
Bien sûr, ne tenir compte que des médias traditionnels serait une grossière erreur de nos jours ; d’ailleurs, j’avais écrit un petit billet à ce sujet il y a quelques mois de cela (an Août 2011), qui notait l’étrange ostracisme que subissait un certain Ron Paul, lui aussi dans la course pour la nomination.
Depuis ce mois d’août, pas mal d’eau a coulé sous pas mal de ponts. L’ostracisme dont Ron Paul a fait les frais n’a guère évolué. Techniquement, les médias continuent de le présenter comme un petit candidat un peu lunatique dont la probabilité de décrocher ne serait-ce qu’un état semble extrêmement réduite.
Sauf que…
Sauf que depuis quelques semaines, un vent de gêne puis de panique souffle dans les équipes de campagne de Mitt Romney, le soi-disant seul prétendant crédible à la nomination : certes, jusqu’à présent, les votes populaires ont massivement favorisé le gouverneur du Massachusetts, le candidat quasi-officiel des Républicains et de l’establishment poudré de la droite américaine. Compte tenu de ces votes populaires, il n’a pas perdu un état ! Mieux : les autres candidats, Gingrich, Santorum, Huntsman, Cain, Bachmann, se sont tous désistés les uns après les autres.
Alors ? Ron Paul ne devrait pas être un problème pour lui !
Et pourtant, la presse, jusqu’à présent si unanime pour ignorer Ron Paul, commence à faire apparaître quelques articles à droite ou à gauche qui laissent filtrer un petit parfum de gêne sur l’ensemble du processus électoral pour la nomination de Romney.
Il faut dire que ce processus n’est pas des plus simples : pour être nominé, Romney doit rassembler le vote d’au moins 1144 délégués. Ces délégués, sortes de « grands électeurs républicains », sont issus de votes ayant eu lieu dans chacun des états américains. Chaque état organise son vote de la façon qui lui plaît. En gros, deux méthodes existent : la primaire et le caucus.
Dans la primaire, les électeurs encartés républicains désignent le candidat qu’ils favorisent. En fonction du vote, des délégués se déclarent. Ces délégués sont soit proportionnellement répartis sur les différents candidats, soit (dans le cas des états « Winner Takes All ») sont tous donnés pour le candidat gagnant. Ces délégués sont assermentés, c’est-à-dire qu’ils ont obligation de voter au moment de la convention finale en Floride pour le candidat pour lequel ils se sont portés volontaires.
Dans le caucus, les comtés désignent au sein d’une assemblée de citoyens volontaires le ou les délégués qui partiront à la convention de l’état représenter le candidat de leur choix. Cela suppose des volontaires pour aller à cette convention locale, volontaires qu’il n’est pas toujours facile à trouver (la motivation politique de ces délégués doit donc être forte). Selon l’état, le délégué sera ou non assermenté. À la convention locale, ces délégués éliront à leur tour un sous-groupe de grands délégués qui partiront à la convention finale de Floride. Là encore, une assermentation permet de s’assurer que le candidat désigné par les votes populaires est bien représenté par les délégués.
Et c’est là que la campagne de Ron Paul, entièrement basée sur un long et profond travail de fond auprès des citoyens eux-mêmes, commence à payer.
Ainsi, à chaque fois qu’ils l’ont pu, les supporters du Texan se sont massivement rendus dans les caucus et les élections pour y participer. Autant que possible, ils se sont portés volontaires pour être délégués aux conventions des états puis à la convention nationale. Et ce, quelque soit, finalement, le candidat choisi par le vote populaire. Certains de ces supporters sont donc assermentés et liés à un candidat ou un autre.
Et c’est là que la stratégie de Paul devient machiavélique : chaque délégué assermenté à un candidat qui se désiste devient, de facto, libre de son vote. Un délégué assermenté à Santorum ou à Gingrich n’a maintenant plus aucune obligation de voter pour qui que ce soit, ces deux candidats s’étant retirés de la course.
Actuellement, les estimations accordent 94 délégués fermes pour Ron Paul, contre 856 pour Romney. On peut se dire que le pauvre Texan est loin du compte. Cependant, combien de délégués de Gingrich et Santorum iront voter pour Paul plutôt que Romney ? Il y en a 387 en tout, ce qui est suffisant pour enquiquiner Romney si un grand nombre se détourne de sa candidature.
Rien qu’avec cette perspective, on comprend que les journalistes soient maintenant obligés d’évoquer le fait que Paul risque bel et bien de faire vaciller la belle victoire de Romney à Tampa, en Floride, lors de la dernière convention : au lieu d’un vote clair et massif pour le front-runner Romney qui lui accorderait la majorité d’emblée, avec 1144 délégués, on se dirige en effet vers une convention en plusieurs tours.
Et à nouveau, Ron Paul pourrait bien jouer un autre tour à Romney.
Lors de ce second tour, plus aucun délégué n’est assermenté.
Or, dans le premier tour, si un délégué de Romney est obligé, lorsqu’il vote, de le faire pour le candidat auquel il est assermenté, … il peut aussi s’abstenir. En réalité, même assermenté, le délégué peut choisir de voter ou de ne pas voter.
Et la question devient : combien de délégués de Romney sont, en réalité, prêts à s’abstenir lors du vote de la convention, pour provoquer un second tour, et se délier de leur serment ? Pour le coup, cette seconde possibilité n’est pas trop évoquée par les journalistes mainstream qui, au mieux, n’osent envisager que le candidat libertarien aurait ainsi berné les Républicains à leur propre jeu, selon leurs propres règles, ou, au pire, ne connaissent pas suffisamment les règles du Grand Old Party pour comprendre que cette possibilité existe vraiment…
On pourra objecter ici que tout ceci ressemble furieusement à l’utilisation un peu spécieuse de règles internes d’un parti pour détourner les votes populaires. En réalité, lorsqu’on connaît l’engouement populaire systématique qui accompagne tous les meetings de Paul, lorsqu’on s’est renseigné sur les manœuvres parfois ouvertement frauduleuse des caciques du Parti Républicain pour tout faire afin d’éliminer Paul de la course, quand on se rappelle de l’attitude parfaitement scandaleuse et inique des médias à son sujet (allant de l’oubli pur et simple à la moquerie ouvertement affichée sur les plateaux) on comprend que le vieux renard devait préparer son histoire longtemps à l’avance avec une stratégie finement ouvragée pour arriver ne serait-ce qu’à inquiéter Romney.
On peut se prendre à rêver qu’à la convention de Tampa, une grosse surprise réveille l’Amérique. Bien qu’improbable, cette surprise n’est plus impossible. Et quoi qu’il arrive, que Paul réussisse son pari d’être nominé ou non, on peut déjà lui accorder cette victoire : il a réussi à modifier de façon sensible la perception politique d’une grande quantité d’américains.
C’est déjà énorme.