Le personnage narrateur est un jeune adolescent kirghiz resté dans l'aïl (communauté kirghize) alors que ses frères sont quelque part sur un front militaire. Dans la structure matriarcale pilotée par sa mère, il essaie tant bien que mal d'occuper sa place d'homme dans cet univers de femmes qui caractérise son kolkhoze. Il est particulièrement fasciné par Djamilia, sa belle-soeur et l'adolescent veille sur sa djéné de la meilleure façon possible.
Belle, bosseuse, parfois un peu brute de décoffrage, Djamilia est une femme qui, malgré les pesanteurs de la société collectiviste, fait preuve de beaucoup de caractère et d'indépendance dans sa manière de fonctionner, tout en restant fidèle au clan et à son mari. La jalousie maladive de son jeune beau-frère l'amuse et il est parfois son confident jusqu'à ce que Danyiar, un soldat aux origines entremêlés le Kazakhstan et la Kirghizie.
Et je voyais de la joie et du dépit dans son sourire. Peut-être pensait-elle alors : "Hé, toi, petit sot! Si je voulais me laissez, qui me retiendrait? Que toute la famille me surveille, on ne me retiendrait pas!" Moi, dans de telles occasions, je me taisais avec un sentiment de culpabilité. Oui, j'étais jaloux de Djamilia, je l'idolâtrais, j'étais fier qu'elle fût ma djéné, fier de sa beauté et de son caractère indépendant, libre. Nous, deux, nous étions les amis les plus intimes et nous ne nous cachions rien l'un à l'autre.page 43, édition Denoël, Collection Folio.
Danïar, ce jeune homme qui refuse de se fondre dans la masse du système d'organisation de ce village, va renverser tous les repères de l'adolescent et surtout de Djamilia.
Dans un premier temps, ce texte a le mérite de nous plonger dans les moeurs de cette république soviétique socialiste, dans cet atmosphère du communisme pilotant l'activité de ces paysans qui s'investissent pour produire l'effort de guerre et alimenter les soldats au front. En même temps, Tchinghiz Aïtmatov prend soin de nous présenter les coutumes et le mode de vie kirghizes. Il faut dire que cette narration me dépose dans un univers totalement inconnu.
L'apparition de Danïiar permet d'amener le roman sur un chemin encore plus inattendu. Car à priori, il n'y a rien à attendre de ce personnage insaisissable mais qui cache des ressources inattendues...
Tchinghiz Aïtmatov libère alors une poésie qui porte merveilleusement la déclaration d'amour qu'il fait à ses plaines kirghizes et autres vallons que traversent les différents personnages.
En avant, il apparut une éclaircie : "c'était l'issue du défilé dans la vallée. Il en soufflait un petit vent. Danïiar reprit son chant. D'abord il était toujours aussi timide, mal assuré, mais peu à peu la voix prit de la force, emplit le défilé, alla éveiller l'écho dans les rochers lointains.Ce qui me surprenait le plus, c'était la passion, l'ardeur dont était saturée la mélodie même. Je ne savais pas comment appeler cela, et même aujourd'hui je ne le sais pas encore, ou plus exactement je ne puis distinguer, si c'était seulement la voix ou quelque chose d'autrement important qui sortait du coeur même de l'homme, quelque chose de tel que ce fût capable de tirer d'autrui une semblable émotion, capable d'animer les plus secrètes pensées.page 83, édition Denoël, Collection Folio
Il est difficile d'en dire plus de peur de déflorer le final de ce texte. Mais la passion de Danïiar parle et transporte.
Bonne lecture!
Tchinghiz Aïtmatov, Djamilia Edition Denoël, Collection Folio, Nouvelle édition de 2001, première publication en 1958traduit du kirghiz par A. Dimitrieva et Louis Aragon, préface de Louis Aragon
Voir également les chroniques de Carnet de lectures et de Sylire.