Je me mis en marche au moment du soir et lorsque j'atteignis Peten, le jour se leva. Je fis halte sur l'île de la Grande noire (= lac Timsah). C'est alors que la soif m'assaillit de sorte que j'étais desséché et ma gorge était comme de la poussière. Je dis : ceci est le goût de la mort. Je relevai mon coeur et rassemblai mes membres après que j'eus entendu le bruit du mugissement d'un troupeau.
J'aperçus les Asiatiques (= Bédouins). Un cheik local me reconnut : il
s'était rendu par le passé en Egypte. Alors, il me donna de l'eau et du lait fut cuit
pour moi. Puis je marchai avec lui jusqu'à sa tribu où je fus bien traité ...
Roman de Sinouhé
Extrait du
Papyrus de Berlin 10499,
provenant du Ramesseum
(R 46-51)
Extrêmement populaire en Égypte antique, ce "classique" de la littérature que tout impétrant s'étant frotté à l'apprentissage de l'écriture hiéroglyphique se dut un jour de traduire, met en scène un courtisan de l'époque d'Amenemhat Ier (XIIème dynastie) qui, à la mort du souverain, s'en fut à l'aventure en terres étrangères.
Après avoir erré de pays en pays, l'Égyptien s'établit dans une tribu de Bédouins où il fut accueilli de manière extrêmement bienveillante : c'est le passage que j'ai placé en exergue de mon intervention d'aujourd'hui, repris de l'exercice de traduction que j'avais réalisé voici bien des années, sous la direction du Professeur M. Malaise, à l'Université de Liège.
Un peu plus loin, dans la même narration, ayant épousé la fille aînée du cheikh, Sinouhé fournit quelques précisions quant à ses nouvelles conditions de vie, notamment, pour ce qui concerne sa nourriture :
Il me fit chef d'une tribu parmi la meilleure de son pays. Il fit faire pour moi des provisions chaque jour avec du vin, de la viande bouillie, de la volaille rôtie, indépendamment du petit gibier sauvage du désert que l'on prenait au piège pour moi, que l'on déposait pour moi, sans tenir compte des apports de mes chiens. On faisait pour moi de nombreuses douceurs (= de la pâtisserie) et il y avait du lait dans tout ce qui était cuit.
Avez-vous pris attention, amis visiteurs, au détail que, dans les deux extraits de ce roman historique que j'ai épinglés pour vous ce matin, le héros tint à chaque fois préciser que le lait faisait bien partie de son alimentation quotidienne ? Ne va-t-il pas jusqu'à indiquer, croyant sa mort proche, que ce furent les mugissements de bovidés qui lui rendirent espoir ?
Si à ce récit vous associez en outre les scènes dans les tombes évoquant l'élevage de bovins, celles concernant la traite des vaches dont nous avons vu un exemplaire ici, la semaine dernière, dans la vitrine 4 ² de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre,
vous aurez aisément compris combien cet animal et surtout son lait nourricier eurent grande importance en Égypte ancienne et ce, à toutes les époques de son histoire plurimillénaire.
Ainsi peut-on lire, sur le Papyrus Louvre N 3154, palimpseste au nom de Hor, Père divin et Prophète d'Amonrasonther, datant pourtant de la XXXème dynastie, c'est-à-dire de l'extrême fin des temps proprement égyptiens, vers 340 avant l'ère commune, ces paroles d'adoration :
Proscynème royal pour Osiris qui est à la tête des Occidentaux, dieu grand, maître d'Abydos, pour qu'il accorde une offrande-d'invocation en pain, bière, viande, volailles, vin et lait, offrandes et nourritures, toutes choses bonnes et pures, au Ka de l'Osiris N.
(N = le nom du défunt à indiquer par la suite sur le
document.)
Vous remarquerez qu'à l'instar du pain et de la bière, même s'il n'est pas cité en
première position dans les formules d'offrandes, le lait intervint dans les repas des vivants, des défunts mais aussi des dieux : nombreuses représentations dans les temples nous montrent
effectivement un roi qui, lui souhaitant d'en boire tous les jours, l'offre à une divinité dans deux récipients prévus à cet effet, que l'on dirait
d'ailleurs surmontés d'une paille ou d'une tétine allongée, comme sur le déterminatif du terme lui-même, le dernier des cinq hiéroglyphes ci-après.
Translittérez jrT.t ; prononcez (approximativement) irtchet, et vous avez le vocable égyptien que nous traduisons par "lait". Auquel étaient éventuellement accolées trois précisions pour signifier qu'il provenait soit du gros bétail : la vache, en l'occurrence ; soit du petit bétail : la gazelle, la chèvre, la brebis ou l'ânesse ; soit, évidemment, de la femme (lait humain, comme le définissaient simplement les Égyptiens).
Quand il s'agissait des vaches, ils établissaient une distinction supplémentaire entre le lait des bêtes astreintes à des travaux pesants tels les labours ou, lors de funérailles, halage du traîneau sur lequel était déposé le sarcophage, et celui des laitières dont le seul rôle consistait à ruminer dans les prairies en attendant que l'on vînt les traire.
Concomitamment à sa valeur nutritive, le lait connut, d'après les papyri médicaux, nombre d'incidences prophylactiques et thérapeutiques : de ces dernières, il me plairait de vous entretenir lors de notre rencontre du 15 mai prochain puisque, souvenez-vous, je vous ai hier adressé une "newsletter" aux fins de vous indiquer qu'à partir d'aujourd'hui, nos rendez-vous redeviendraient hebdomadaires comme aux premiers temps de ce blog.
A mardi ?
(Cauville : 2011, 52-5 ; Corteggiani : 2007, 279 ; Desroches Noblecourt : 1952, 49-67 ; Goyon : 2004, 223 ; Lefebvre : 1960, 59-65)