Adrienne Rich, poèmes

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

Source : Poezibao


Extrait de Depuis une
vielle maison d’Amérique

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Si c’est le désir qui nous a définies -
leur désir et leur peur de nos lieux profonds

nous avons fait notre temps
comme des torses sans visages léchés par la flamme

Nous sommes à l’air libre, en chemin –
nos équivalents

le geai des pins, le minuscule
insecte aux ailes dorées

Le Cessna au vrombissement égal
Le corbeau planant dans la gorge

La vulve rose et violette de la terre
s’emplissant d’ombre

mais au plus profond une simple étincelle
de rouge, un feu humain

et proche mais au-dessus la planète d’occident

attend calmement son heure.

Adrienne Rich, extrait de Poems 1959-1974, traduit de l’anglais par Claire Malroux, Le
Nouveau Recueil, n° 49, décembre 1998-Février 1999, p. 68.

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DÉDICACES

Je sais que tu lis ce poème
tard, avant de quitter ton bureau
avec l’unique halo jaune vif de sa lampe et sa fenêtre qui s’assombrit
dans la lassitude d’un immeuble noyé de silence
longtemps après l’heure de pointe. Je sais que tu lis ce poème
debout dans une librairie loin de l’océan
par un jour gris de début du printemps, de minces flocons chassés
à travers les espaces immenses des plaines autour de toi.
Je sais que tu lis ce poème
dans une chambre où tu as dû supporter trop de choses
où les draps traînent en anneaux inertes sur le lit
et la valise ouverte parle de fuite
mais tu ne peux pas partir encore. Je sais que tu lis ce poème
alors que la rame du métro ralentit et avant de grimper en courant l’escalier
vers un nouveau genre d’amour
que ta vie ne t’a jamais permis.
Je sais que tu lis ce poème à la lueur de l’écran de télévision
où des images silencieuses défilent en tressautant
pendant que tu attends le bulletin sur l’intifada
Je sais que tu lis ce poème dans une salle d’attente
de regards noués et dénoués, d’identité avec des inconnus
[...]
1990-1991

Adrienne Rich, extrait de An Atlas Of the Difficult World, 1991, traduit de l’anglais par Claire Malroux, in Le Nouveau Recueil, n° 49, décembre 1998-Février 1999, p. 59.

I know you are reading this poem
late, before leaving your office
of the one intense yellow lamp-spot and the darkening window
in the lassitude of a building faded to quiet
long after rush-hour. I know you are reading this poem
standing up in a bookstore far from the ocean
on a grey day of early spring, faint flakes driven
across the plains’ enormous spaces around you.
I know you are reading this poem
in a room where too much has happened for you to bear
where the bedclothes lie in stagnant coils on the bed
and the open valise speaks of flight
but you cannot leave yet. I know you are reading this poem
as the underground train loses momentum and before running
up the stairs
toward a new kind of love
your life has never allowed.
I know you are reading this poem by the light
of the television screen where soundless images jerk and slide
while you wait for the newscast from the intifada.
I know you are reading this poem in a waiting-room
of eyes met and unmeeting, of identity with strangers.

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PLONGÉE DANS LE NAUFRAGE

Après avoir lu le livre des mythes,
chargé l’appareil photo,
et vérifié le tranchant du couteau,
j’ai revêtu
l’armure de caoutchouc noir
les palmes absurdes
le masque grave et malcommode.
Je dois le faire,
non comme Cousteau et son

équipe zélée
à bord du schooner inondé de lumière
mais ici, seule.

Il y a une échelle.
L’échelle est toujours là
qui pend innocemment
contre le bord du schooner.
Nous savons à quoi elle sert,

nous qui l’avons utilisée.
Sinon c’est aussi
une pièce de floche marine
un article quelconque.

Je descends.
Barreau après barreau et l’oxygène
me submerge encore
la lumière bleue

les atomes limpides
de notre atmosphère.
Je descends.
Mes palmes m’handicapent,
je descends de l’échelle en rampant comme un insecte
et il n’y a personne
pour me dire quand l’océan
va commencer.

D’abord l’air est bleu et puis
devient plus bleu, puis vert et puis
noir je m’évanouis dans ce noir
mon masque est fort
il pompe mon sang avec force
la mer, c’est une autre histoire
la mer n’est pas une question de force
je dois apprendre seule

à faire pivoter mon corps sans violence
dans l’élément profond.

Et maintenant, il est facile d’oublier
pourquoi je suis venue
parmi tant d’êtres qui ont toujours
vécu ici
agitant leurs éventails crénelés
entre les récifs

d’ailleurs
on respire différemment ici-bas.

Je suis venue pour explorer l’épave.
Les mots sont des intentions.
Les mots sont des cartes.
Je suis venue pour constater les dommages
et les trésors qui prévalent.
Je caresse le rayon de ma lampe

lentement le long du flanc
d’une chose plus permanente
qu’un poisson ou qu’une algue

j’étai venue pour cela :
le naufrage et non l’histoire du naufrage
cela même et non le mythe
le visage noyé regardant toujours
vers le soleil

l’évidence des dommages
usé par le sel et le balancement pour
cette beauté râpée
les membrures du désastre
arrondissant leur témoignage
parmi ceux qui rôdent timidement.

C’est bien ici.
Et j’y suis, l’ondine dont la chevelure sombre
coule noire, l’ondain dans son corps en armure

nous tournons silencieusement
autour de l’épave,
nous plongeons dans la cale.
Je suis elle : je suis lui
dont le visage noyé dort les yeux ouverts
dont les seins portent encore la contrainte
dont la cargaison d’argent, de cuivre et
de vermeil repose
obscurément dans des tonneaux

à demi enfoncés et abandonnés à la rouille
nous sommes les instruments à demi détruits
qui autrefois indiquions une direction
les bûches mangées par l’eau
le compas faussé

Nous sommes, je suis, vous êtes
par lâcheté ou courage
celui qui trouve son chemin

de retour vers cette scène
muni d’un couteau, d’un appareil photo,
d’un livre de mythes

nos noms ne figurent pas.

1972

Adrienne Rich, poème éponyme du recueil Diving Into the Wreck, Poems
1971-1972
traduction Chantal Bizzini, parue dans
« Rehauts » n°11, printemps 2003.

Telécharger le texte original en anglais diving_into_the_wreck

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A JUDITH, POUR PRENDRE CONGE

Pour J.H.

La tête engourdie, les doigts engourdis
je recolle à nouveau
l’enveloppe brun clair
qui porte encore sous l’encre griffonnée
l’en-tête de MIND.
Un chœur de vieux cachets postaux
se répercute sur le devant.
Elle semble si fragile
pour être envoyée si loin
et je devrais la déchirer
sans réfléchir
et en trouver une autre.
Mais je suis fatiguée, je ne supporte pas
le moindre mouvement
la moindre pièce, le moindre objet nouveaux,
si bien que je m’accroche également à ceci
comme si ta haute silhouette qui se déplace
à la lumière de la pluie
dans un appartement d’Amsterdam
pouvait être retenue un moment
par une étiquette écrite à la main
ou une enveloppe usée
prise sur ton bureau.

Un jour, ailleurs,
je ne parlerai pas de toi
comme d’un événement singulier
ou d’une belle chose que j’ai vue
même si les deux sont vrais.
Je ne te falsifierai pas
par les louanges ou la description
comme je le ferai
pour d’autres choses que j’ai aimées
presque autant.
Là-bas, à Amsterdam,
tu vivras comme je
t’ai vue vivre
et comme je ne t’ai jamais vue.
Et je ne peux faire confiance
à aucun avion pour t’apporter
ma vie là-bas
dans la trouble Amérique –
ma vie à moi, vécue contre
des faits que j’y garde.

Ce n’était pas l’alphabétisation –
le droit de lire MIND –
ou le suffrage – voter
pour le moindre
mal – qui ont été
les plus grandes victoires, je le vois à présent,
quand je pense à toutes ces femmes
qui ont été ridiculisées
pour nous.
Mais ce petit bout de terre,
Judith ! que deux femmes
amoureuses jusqu’au bout des nerfs
de deux hommes –
dont les morceaux sont donnés en partage
à des hommes, des enfants, des souvenirs
si différents, si épuisants –
puissent croire qu’il est possible
maintenant, pour la première fois
peut-être, de s’aimer
ni comme deux victimes sœurs
ni comme l’ombre
provisoire de quelque chose de mieux.
Partagées comme nous le sommes,
amantes, poètes, réchauffant
contre notre chair
des hommes et des enfants sans savoir
au jour le jour
ce que nous jetterons à l’eau
ou ramasserons
à la lèvre de la marée,
fatiguées souvent, comme moi en ce moment
par l’immense distance entre les âmes
qu’il nous faut couvrir en un jour –
mais arriver ici
à ce petit cap, cette pointe
et nous sentir suffisamment libres
pour laisser nos armes
ailleurs – telles sont les secrètes
issues de la révolution !
que deux femmes puissent se rencontrer
non pas à l’étroit dans
leur secret amer et partagé
mais comme deux yeux sous un seul front
qui reçoivent en un instant
l’arc-en-ciel du monde.

1962

Adrienne Rich, extrait de The fact of a Doorframe, Poems selected and new 1950-1984, Norton, 1984, traduction inedited ©Anne Talvaz
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Juillet 2006 Adrienne Rich à Paris. En préambule, un article de Marilyn Hacker

Adrienne Rich, une poésie, mimesis de la pensée

Par Marilyn Hacker

Traduction de Florence Trocmé Poezibao

A propos d’Adrienne Rich, je n’ai pas d’anecdotes personnelles qui valent d’être relatées. C’est une amie que je connais par son écriture publique, publiée, quelqu’un que je considère comme une amie à cause de l’importance que cette écriture a eue pour moi tout au long des trente-cinq dernières années et dont la présence est une présence dans et par les mots imprimés, et qui de ce fait, n’est jamais bien loin de moi.

Je suis à Paris où je vis la moitié de l’année, mais où je n’ai pas tous mes livres. J’aimerais en particulier relire (mais je ne les ai pas ici) An Atlas of the Difficult World et The Dark Fields of the Republic, séparée que je suis par un océan d’une république dont les champs semblent manquer singulièrement de lumière. A la place j’ai commencé par lire dans mon lit ce matin, avant l’aube, des poèmes parus dans l’édition 2002 de The Fact of a Doorframe, poèmes que j’ai lus maintes fois déjà. C’est un ensemble de textes qui (je sais que je l’ai déjà écrit) sauvent la poésie – même si sauver la poésie n’a jamais été spécialement l’intention de Rich.

Je suis moi-même femme de gauche, féministe, lesbienne, juive laïque, américaine et poète ; consciente que certaines identités peuvent être choisies ou ignorées tandis que d’autres sont constitutives d’une vie de façon aussi intangible que la structure des os et que, cependant, cela même peut être modifié par l’histoire. Parce que je suis poète, les possibilités, les répercussions de ce qu’un poète peut accomplir – en tant qu’écrivain et en tant que ce que nous appelons maintenant un “intellectuel”, en tant que citoyen de base qui a le don de la parole, ont compté pour moi dès que j’ai commencé à lire et à écrire pour sortir de l’enfance. Il y eut, même aux États-Unis, de nombreux exemples ; certains d’entre eux, douloureux. Mais Rich est un poète d’une génération à peine au-dessus de la mienne qui a redéfini ces possibilités d’une manière que je pouvais comprendre ; d’une manière efficace (il paraît clair qu’une des intentions de Rich en tant que poète fut, au moins à partir des années soixante, de faire quelque chose d’utile et pas seulement pour les jeunes poètes).
L’œuvre de Rich dessine entre autres une autobiographie intellectuelle qui est intéressante non pas en tant que récit d’une vie (ce qu’elle n’est pas) et encore moins en tant que révélation intime, mais comme description de l’évolution et des révolutions d’un esprit exceptionnel, dans toute sa singularité, son ampleur, avec ses emportements et même ses erreurs. (Je ne sais pas pourquoi, en 1968, elle a écrit que Montaigne devrait croupir en enfer…n’était-il pas, comme elle, familier d’intellectuels assignés à résidence ou pire ?).
Même lorsque Rich insistait le plus (et moi sa lectrice, j’insiste avec elle) sur son statut de femme, de femme américaine et sur la surdétermination historique de l’expérience des femmes ainsi que de leurs supposées limitations, elle insistait tout autant, mais peut-être moins intentionnellement et par là avec encore plus de succès, sur le fait que le développement intellectuel, politique et esthétique d’une femme pouvait constituer un récit emblématique pour toute une génération. Le pouvait, tout comme l’introspection nourrie de multiples références d’un Montaigne avait offert un récit emblématique pour les générations à venir. Cela peut paraître difficile, en 2006, de se rendre compte à quel point une telle posture intellectuelle était révolutionnaire il y a trente ans. Nous avions alors à l’esprit Marguerite Yourcenar écrivant que la vie des femmes était trop secrète et limitée pour être le sujet de ses romans, ou Colette disant en se moquant que les féministes méritaient le harem ou le fouet ; ou plus proches de nous, l’embarras spectaculaire suscité dans les rangs de la Nouvelle Critique tant par les œuvres de Millay que par celles de Rukeyser, ainsi que la façon dont telle femme poète était célébrée au détriment de toutes les autres.

Une femme écrivain, poète en particulier, pouvait s’asexuer ou tenter de le faire, elle pouvait se sur-sexualiser à ses périls, elle pouvait être une stupéfiante exception ou la plus modeste médiatrice : Rich, au contraire, stipule que narrer la condition humaine est notre affaire à nous femmes et même prioritairement (Montaigne mériterait bien quelques années au Purgatoire car après avoir reçu une remarquable éducation de son père, puis écrit un brillant essai sur le sujet, il a confié la formation de sa propre fille à des servantes bigotes et illettrées sous prétexte qu’elle n’était pas un garçon. A cet égard, Arnold Rich, le père d’Adrienne, ressemble à celui de Montaigne et sa pédagogie a eu des résultats similaires).
Et parce que Rich a établi que le point de vue d’une femme sur le monde était emblématique, les questions qu’elle pose ne s’arrêtent pas – pas plus qu’elles n’ont commencé – à celles du genre. Ce fut avec la colère et la perspicacité de son féminisme qu’elle envisagea, ré /visa, pour employer un terme qu’elle a créé, le Vietnam, la deuxième guerre mondiale, Emily Dickinson, l’Afrique du Sud, les thèses de la Manifest Destiny, les répercussions de la Shoah et le mouvement américain des droits civiques.

L’énorme “cependant” dans son travail est qu’elle situe chacune de ces investigations dans le corps même du poète en coexistence avec son propre corpus de connaissance, dans son propre contexte, dans ses propres conditions. C’est le lien qu’elle crée de façon fraîche et romantique entre le “Vietnam et le lit des amants” comme celui entre le Soudan et un club de jazz de l’Oakland, Fallujah et la bibliothèque publique de Brooklyn, un vieil homme sur le toit d’une maison inondée à la Nouvelle Orléans et un recruteur de l’armée à l’entrée d’un hyper Wal-Mart.
Ces rapprochements, cette capacité d’être, en tant que poète, nécessairement ici et là-bas, là-bas par le fait d’être ici, sont au cœur du projet poétique de Rich. Les alternances ici/là-bas, tout près/au loin, voilà ce qui propulse, donne forme à sa trajectoire intellectuelle et esthétique, ce qui anime sa quête qui s’élargit de livre en livre. Toutefois la poète se trouve tellement cataloguée par certains comme un avatar du féminisme politique (à l’exclusion d’autres préoccupations chez elle) alors même que les changements politiques pour lesquels elle s’est battu et se bat encore sont de plus en plus menacés, et que la poésie elle-même devient à la fois davantage assimilée à un produit et marginalisée, qu’il semble nécessaire d’enfoncer le clou.
Of woman Born, Naître d’une femme a été traduit en France en 1976. Depuis lors, aucun éditeur français n’a manifesté le moindre intérêt pour une traduction de la poésie de Rich, alors même qu’une traductrice qualifiée en formait le projet et que l’œuvre poétique de Rich était inscrite au programme de l’agrégation en Littérature Anglaise et Américaine, en 1989. J’ai entendu un éminent écrivain et critique français dénigrer sa poésie – le mot “féministe” n’étant pas prononcé mais sous-entendu – sans l’avoir jamais lue, alors même qu’il a traduit Whitman, ce qui laisse supposer qu’il est capable de lire l’anglais, et que des traductions sont disponibles dans des revues ou des anthologies.
Adrienne Rich, dans une lettre qu’elle m’a écrite dans les années 70, a formulé le vœu ardent et argumenté que moi, en tant que femme et féministe, je renonce à écrire dans des formes fixes, souhait que je ne pus exaucer. Un poète accède à son œuvre là où il la trouve et est trouvée par elle ; je pense que toutes les sortes de poésie imaginables ont leur propre histoire politique et sociale contradictoire. Toutefois aucun choix aussi publique que celui de la forme poétique d’une œuvre publiée n’est apolitique. Rich m’a enseigné ça, au moins. Ma politique poétique était alors axée sur le désir d’engager un dialogue avec la tradition qui m’avait formée en tant que poète – de rejoindre et d’affirmer la tradition toujours vivante de femmes poètes utilisant les formes fixes dans une attitude engagée, militante ou même révolutionnaire. Mais je n’eus pas le courage de répondre à sa lettre et de m’engager dans ce qui aurait pu être une autre forme de dialogue. Il me semble que je me suis engagée – par le biais des poèmes – dans ce dialogue avec elle depuis lors.

Rich elle-même a dit dans une interview publiée dans American Poetry Review en 1991 : “Je devine que ce que je cherche est un moyen de rester liée au passé, lui extirpant tout ce qui est possible et continuant à avancer. Et je ne suis pas sûre qu’une nouvelle forme engendre – elle n’engendre certainement pas – une nouvelle conscience. On peut également dire qu’une nouvelle conscience, radicalement différente, n’engendre pas automatiquement une nouvelle forme”
Il est évident pour moi, en tant que lectrice, que les structures formelles soigneusement élaborées de l’œuvre de Rich sont une part intrinsèque de leur capacité à être remémorées, et de ce fait de leur pertinence (un poème rapidement oublié par ses lecteurs est tout sauf pertinent, si crucial que soit son sujet). Son génie propre a englobé l’appropriation et la transformation radicale de la forme poétique, ainsi que l’intégration au cœur de la poésie des moyens des autres arts.
Alors que cela a pris à Rich quelques décennies pour “pardonner” au sonnet et accepter son emploi radical de façon aussi proche dans le temps et l’espace que chez Claude McKay, Gwendolyn Brooks ou Muriel Rukeyser, elle ne s’est jamais fermée aux potentialités offertes par le sonnet en tant que poème non strictement narratif, souvent méditatif. “Snapshots of a daughter-in-law”, le poème clé qui a marqué à la fois la focalisation de l’attention de la jeune poète sur la femme (historiquement et dans le présent) en tant que sujet, et sa rupture avec la forme fondée plus intentionnellement sur le vers mesuré de ses deux premiers livres, n’en est pas moins investi par l’ombre du sonnet et de la séquence de sonnets qui le sous-tend.
Non pas, je m’empresse de l’écrire, par référence au sonnet, mais par une aptitude à la progression non linéaire, au montage cut, à l’élaboration d’un argument ou d’un récit à partir d’un concrétion cinématographique d’images et d’idées rendue cohérente par les ruptures numérotées dans le poème. C’est particulièrement évident dans “Twenty-One Love Poems”, en raison du sujet énoncé, qui renvoie à l’un des fils de l’histoire du sonnet et de la longueur de dix à dix-huit vers des vingt et un poèmes
Mais cela tend et sous-tend aussi le superbe “Contradictions : Tracking poems “de Your native land, your life, dans lequel la discursivité non linéaire d’une telle séquence permet au poète de construire à partir de l’éros, de la douleur chronique, de la Shoah, du massacre de Sabra et Chatila, et du changement canonique des saisons un tout cohérent et kaléidoscopique. Et c’est repris plus tard, de façon concise, imagée et liante, dans “From Corrallitos under Rolls of cloud”.
Alors que le poète contemporain peut, si et quand il ou elle le désire, s’approprier quelque chose du territoire occupé par la fiction (Gwendolyn Brooks, George Szirtes, Marilyn Nelson, ou même James Merrill), et qu’Auden pense à l’opéra dans nombre de ses suites, la méthode narrative de Rich fait un usage métaphorique, mimétique des techniques du cinéma, un art auquel elle se réfère ouvertement dans plusieurs des poèmes des débuts de sa maturité poétique (“Pierrot le Fou”, “I Dream I’m the Death of Orpheus”, “Shooting Scripts”) : la concrétion de descriptions très détaillées d’objets installant une situation ou un personnage ; un mouvement dans le temps et l’espace qui semble au premier abord le fait du hasard puis se révèle plein de sens ; l’alternance du gros plan et du travelling (trouvé dans le titre des “Contradictions”) ; l’instauration d’une narration et d’une voix narrative quand ces éléments “prennent”.
On pourrait prendre cette tension fertile entre le cinéma et le sonnet pour emblématique de l’œuvre de Rich – non pas un antagonisme, mais un mouvement asymptotique vers une synthèse, dans un dialogue, à sa manière, avec le corpus de la poésie américaine (Usonian* et autre) et européenne et dans une perméabilité entre narration et reportage.
Un des tropes qui me frappe comme “cinématique” (par son efficacité visuelle, mélange de repos et de mouvement), récurrent comme un leitmotiv dans les poèmes de Rich est celui de mains s’emparant de menus objets récupérés et entreprenant de construire quelque chose :
fragments noirs et bruns de poterie ramassés sur un site archéologique et conservés dans un pot cabossé (“Shooting Scripts”) ; un petit camion jouet et deux fusibles poussiéreux mais encore bons dans un tiroir inexploré depuis longtemps (“From An Old House in America”) ; des clés et un œil de verre dans le compartiment d’une commode en bois du XVIIe (“When We Dead Awaken”) ; une table achetée dans une vente de charité, couverte de soucoupes en porcelaine, des chausse-pied en argent, une boite à biscuits 1930 en fer blanc (“Natural Ressources”) ; des plumes en bronze collées pour former des ailes et des bouteilles en verre vertes cassées (“Margherita”) – et il y en a d’autres, partageant tous l’énergie latente de la récupération, du patchwork, du collage.
Il y a tout autant d’images en contrepoint se télescopant ou évoquant la vitesse et de la distance, le déplacement dans un paysage nu ou désert, dans une voiture, généralement solitaire, ou en avion (Ici/ailleurs/tout près/très loin.). Je pense aux films de Godard ou d’Abbas Kiorastami, aussi bien qu’aux si nombreux road movies américains dans chaque registre. Je pense à une Muriel Rukeyser âgée de 22 ans, se rendant en voiture dans le Sud en 1936 pour interviewer les mineurs de Gauley, Virginie occidentale et écrire sur eux “Il y a des routes à prendre pour penser son pays”. Le poème comme road movie. Rukeyser fut un des premiers poètes à associer cinéma et poésie et à voir les résonances et les parallèles

“Je ne m’intéresse pas aux formes poétiques ” m’écrit une fois de plus un étudiant au cours de ce semestre, “ces formes ne sont pas adaptées à l’expression des femmes noires” – après que nous avons passé trois semaines à lire Gwendolyne Brooks. Lisant la présentation de Rich dans une toute nouvelle anthologie, je pensais à quel point est inappropriée l’expression “a opté pour le vers libre” comme s’il y avait deux sortes de vers, l’un libre, l’autre formel ou fixe ; comme si le “libre” du vers libre était le même que le “libre” de quelqu’un qui sort de prison, comme si les poèmes aux formes ouvertes inventées par Adrienne Rich ressemblaient à ceux de Susan Howe, Robert Bly, Jack Spicer et June Jordan.
Les poèmes de Rich, ses suites de poèmes en particulier, sont aussi méticuleusement construits que n’importe quel poème en strophes fixes inventées par John Donne ou Marianne Moore, construits visuellement, vocalement, dramatiquement et sur le plan de la prosodie. Elle a prêté attention à ça (elle en avait le génie) depuis les années soixante et d’autant plus après qu’elle s’est éloignée du pentamètre iambique dominant dans ses premiers travaux.
C’est l’alternance des formes en toute connaissance de cause, la focalisation en même temps sur le fragmentaire et le cohérent, qui signent la maturité poétique bien plus que toute préoccupation de mesure, tout choix de sujet ou de posture. C’est la façon dont les séquences s’enchaînent et reflètent le questionnement de la pensée, trouvant leurs destinations en chemin
Il m’apparaît que l’une des approches de l’œuvre de Rich pourrait se faire via des poètes modernes et contemporains qui ont écrit ou écrivent de longs poèmes en suites, soit HD, Auden, Rukeyser, Berryman, Brooks, Hayden Carruth, Robert Lowell, Derek Walcott, Alfred Corn, Marilyn Nelson. Je remarque que nombre des séquences de ces poètes incorporent, ou encadrent dans leur champ, les évènements politiques et historiques.
Trilogie de la Seconde Guerre mondiale de HD, “Horae Canonicae” d’Auden, “The Book of the Dead” de Rukeyser , “The Sleeping Beauty” de Hayden Carruth
Le long poème suivi requiert une focale grand angle, propre à se détacher du lyrique ou de l’anecdotique, même s’il en part. Mais la plupart de ces poèmes, comme ceux de Rich, cadrent large d’emblée
Et pour le lecteur, les poèmes à angles de vues multiples, kaléidoscopiques de “Snapshots” jusqu’à “Tendril” dans le recueil 2004 The school among the Ruins sont les œuvres les plus caractéristiques et puissantes de Rich : cette ample poésie faite de petits objets placés ensemble de façon pleine de sens et d’agiles concepts en mouvement, une poésie mimétique de la pensée.
©Marilyn Hacker, traduction inédite de Florence Trocmé

Version légèrement abrégée d’un article paru dans Virginia Quarterly Review, Vol. 82 # 2, Spring 2006 “The Mimesis of Thought: On Adrienne Rich’s Poetry” pp. 230-235

*Usonian, terme forgé par Adrienne Rich pour désigner la poésie des États-Unis

*Montaigne confia la première édition de son travail à sa “fille d’alliance”, la jeune autodidacte de 23 ans Marie de Gournay qui à son tour sollicita l’aide de la fille de sang si méprisée pour retranscrire après la mort de l’écrivain les dernières retouches mineures apportées aux Essais.

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