Jamais plus qu’hier l’information télévisée n’aura ressemblé a un jeu de rôles dont les journalistes étaient des acteurs.
Alors que tous connaissaient, au moment de prendre l’antenne, l’estimation donnant Hollande 53% et Sarkozy à 47%, alors que les internautes le savaient aussi, les animateurs de la soirée se sont crus obligés de feindre de ne pas savoir et, même, de ne pas comprendre, les images qui leur arrivaient.
Le lancement de la soirée sur France 2 fut un véritable cas d’école. Il permit d’observer comment on construit le suspense à la télévision : pour que le direct exprime (comme un parfum) toutes ses virtualités émotionnelles, il faut créer des attentes chez le téléspectateur. Aussi, on expliqua d’abord ce que chaque candidat avait à attendre des résultats : pour Sarkozy, ce serait un exploit, pour Hollande, ce serait l’ampleur de la victoire qui compterait. Benoît Duquesne prit le relais en direct du Pont au change, à mi-chemin entre la Bastille et la Concorde, choisissant la direction à prendre en fonction du résultat. En studio, l’un des animateurs conclut l’échange par cette phrase : « vous avez bien donné le change sur le Pont au change ! », soulignant qu’il s’agissait bien de mettre en scène une incertitude totalement factice.
Que la rédaction ait voulu respecter la règle qui impose de ne pas donner d’estimation avant 20 heures est certes louable, mais fallait-il alors multiplier les signes de la victoire de Hollande tout en faisant comme si on le faisait pas ? L’aveuglement des journalistes, évidemment feint, atteignit le summum du ridicule quand, devant les ambiances très constrastées entre la place de la Concorde, déserte, et la Bastille, pleine de monde, Chazal lança : « l’image ou le son ne préjugent pas des résultats » puis « l’ambiance est très forte des deux côtés », relayée sur France 2 par Delahousse qui affirmait de son côté : « les indices ne sont pas forcément révélateurs ». Cette dernière formule, pour le sémiologue que je suis, reste assez mystérieuse : si ce sont des « indices », comment peuvent-il ne pas être révélateurs ? Ferrari conclut, à un quart d’heure du résultat : « l’ambiance monte des deux côtés ». Au même moment, les médias belges annonçaient que la fête étaient annulée à la Concorde.
Que l’on connaisse les estimations bien avant qu’elles soient publicisées officiellement est certes un problème qu’il faudra résoudre à l’avenir. Mais, si l’on veut garder le suspense jusqu’au bout, il faudrait aussi que les chaînes ne prennent pas l’antenne une heure et demie avant, alors qu’elles connaissent déjà le résultat. Ou il faudrait éviter de donner au téléspectateurs des signes que les journalistes feignent de ne pas comprendre ou de dévaluer par leurs interprétations grotesques. Ce n’est sûrement pas comme cela, soit dit en passant, qu’on éduque à l’image. Faut-il donner le spectacle d’une information-tartuffe ? Je ne crois pas. C’est prendre les gens pour des imbéciles.