Un grand merci ! Une de mes collègues connaissant mon goût pour les travaux d’Edmond Baudoin m’a prêté ce livre sans que je ne le réclame. Je l’ai laissé quelques temps au bord de la cheminée à attendre. Je l’avais feuilleté et comme lors de ma première rencontre avec Edmond Baudoin, dessin et mise en page ne m’accrochaient pas suffisamment pour que je plonge dans cette lecture. Et pourtant, le dessin d’ Edmond Baudoin est vraiment formidable, il faut juste prendre le temps et se laisser imprégner par son trait.
Le temps, justement, faisant son affaire et la curiosité l’emportant avant tout, je pris, un soir, le livre entre les mains et sombrais littéralement dans cette histoire étrange et dérangeante, abordant un thème bien délicat, la question de la passion amoureuse entre une adulte et un enfant, et la traitant d’une façon excluant tout sensationnalisme, d’une manière presque banale et pourtant tellement originale. Une histoire qui parle forcément à Edmond Baudoin, où se retrouvent nombre de ces thèmes favoris : la beauté féminine, le dessin, la question de l’art et de l’amour dans la vie, les relations intergénérationnelles, la rencontre de l’enfance avec le monde adulte, l’incompréhension qui subsiste entre ces deux mondes…
Voici une histoire d’amour, d’amour interdit entre une jeune femme, étudiante en philo, Aude et un petit écolier de neuf ans, Corentin, bien trop jeune pour vivre comme les adultes.
Ni jugement, ni voyeurisme, tout en pudeur récit et dessin déroulent le chemin de Aude et de Corentin, personnages tourmentés et mal dans leur peau. Prise dans une jeunesse sertie d’angoisses et de questionnements sur ses sentiments, Aude partage sa vie avec Etienne sans être sûre de ce qu’elle ressent pour lui. Certainement pas de l’amour, leurs étreintes manquent de ce feu qu’elle n’a jamais connu mais qu’elle perçoit tout de même… Corentin, lui, est un enfant différent, peut-être hyperactif ? Sa mère ne le supporte plus, ne le comprend plus, en a peut-être un peu peur, elle cherche une baby-sitter pour le garder à la sortie de l’école, certains jours. Aude et Corentin vont se rencontrer. Aude va être surprise par l’enfant, son manque de pudeur, son extrême besoin d’affection, ses désirs secrets qu’il cache à sa mère (la méfiance est réciproque), ses talents d’artiste : il dessine, et souhaite dessiner Aude, de préférence nue. Le père, une « espèce de géant nordique », bien souvent absent, a tissé avec son fils une relation presque fusionnelle. L’arrivée de la jeune femme n’est pas sans perturber ce fragile équilibre et le père observe la jeune femme comme une proie potentielle.
Les désirs de l’enfant vont rencontrer le mal être de Aude et lui fournir une réponse à sa recherche amoureuse. Les instants d’émotion qu’ils vont partager vont les mettre hors normes. Si Aude perçoit le danger inhérent à ce type de relation, elle ne peut rien refuser à l’enfant et se laisse entrainer vers ses désirs où espère-t-elle, peut-être, rencontrer les siens, satisfaire à sa quête d’un amour pur ! Corentin sait que ses parents n’approuvent pas ce type de relation : ils ont déjà renvoyée la précédente baby-sitter prise en flagrant délit. Mais c’est un enfant, et il ne voit pas en quoi aimer quelqu’un est mal !
Aude et Corentin vont s’aimer.
Bénédicte Heim souligne bien que ces deux personnages sont entrés dans un monde exclusif, dont ils sont les deux seuls êtres acceptables, l’autre monde, le profane, devient étranger à ses personnages. Il n’y a qu’en cloisonnant ainsi le monde des conventions, le monde social que peut naitre en opposition un autre monde, par définition replié sur lui-même. Ainsi s’épanouit le microcosme intime, l’univers amoureux, un endroit où le jardin des possibles peut prendre toutes les formes imaginables et notamment celle que le premier monde rejette ! Ce jardin des possibles peut devenir cauchemardesque, c’est le lieu des transgressions. C’est aussi le lieu du récit, du conte, du mythe.
Nombreux sont ceux qui n’ont pu voir dans ce livre qu’un objet horrible, voire délictuel (voir les liens ci-dessous), sans comprendre pourquoi la censure n’a pas fait son œuvre – l’expliquant au passage par le retournement habile de Bénédicte Heim qui a choisit de parler de pédophilie en donnant à l’adulte le sexe féminin et à l’enfant le sexe masculin, comme si de cette façon la censure fermerait les yeux et que l’inverse n’aurait pu passer sous les fourches caudines de la censure : un homme aimant une petite fille – ils persistent dans leur dénégation à reconnaître dans ce livre une œuvre littéraire. Cela montre pourtant que les auteurs ont justement prit des risques et choisi de traiter un sujet difficile. Il faut reconnaître la qualité de leur résultat, la tendresse et la justesse de leurs choix : aucune implication morale, aucun jugement de valeur, juste la transcription d’une transgression, sans justification aucune par une quelconque explication forcément vaseuse (ils ont fait cela parce qu’ils étaient malheureux, inconscient, etc… : pas de dramatisation à outrance). Non, ils ont fait cela parce que l’amour. Point. L’amour, c'est-à-dire une rencontre, deux êtres, un contexte et un coup de foudre. La seule excuse des personnages est leur manque de sagesse, leur spontanéité, leur jeunesse qui les conduit à une relation amoureuse « anormale » au regard de la société…
Ainsi chacun des protagonistes reste humain et chaque lecteur peut s’identifier facilement, d’où le malaise, l’aversion que certains ont pu ressentir. Le dénie aussi, que l’enfant, ne peut connaître l’amour, ne peut avoir d’idée d’une quelconque sexualité. Et pourtant, nombreux sont les psychologues qui reconnaissent ces droits aux enfants. Que la sexualité est précoce et interfère, y compris dans la relation mère/enfant. Viennent ensuite la question des tabous, du regard de l’autre, du monde social. Et là encore les auteurs n’éludent pas la question : Aude et Corentin sont bien inséré dans un univers social et sociétal qui est le notre (société occidentale moderne française). Aude sait qu’elle est en train de commettre une transgression, Corentin est conscient de braver un interdit parental… et pourtant le lien qui unie ces deux êtres est plus fort que les tabous et les interdits. Ils commettent l’impardonnable et leur entourage ne peut comprendre ce qui se joue. D’où la signification du titre probablement : « Tu ne mourras pas », ni l’un, ni l’autre, ni leur amour. Telle une promesse.
Nulle apologie, ni même approbation de cette transgression de la part des auteurs simplement la volonté de mettre à nu, de rendre explicite l’outrage, de le rendre intelligible et de faire jouer nos émotions, nous obligeant à réagir, à penser, à nous exprimer.
Pari réussi !
De nombreux liens.
L'éditeur Les contrebandiers.
Ceux qui ont apprécié : BDGest, Par la bande, After-colline, scenario.com (version mobile), actua-bd, Chroniques Dasteline
Ceux qui ont été dérangés : Les lectures de Cyril, Gwordia.
Tu ne mourras pas
Bénédicte Heim - Edmond Baudoin, Les Contrebandiers éditeurs, 2011 – 25,00 €