4 mai 2011, Bernard Stasi quittait ce monde. Le titre d’un livre publié en
1984 n’est pas si réducteur que cela de la présence de son auteur dans le débat politique des trente dernières années. Au contraire, il symbolise l’humain et le patriote qu’il fut avant
tout : un amour des valeurs séculaires de la République française et une dignité.
Ce vendredi 4 mai 2012, les humanistes célèbrent le premier
anniversaire de la disparition de Bernard Stasi, à 80 ans, ancien Médiateur de la République et homme politique du
centre qui a toujours eu une idée raisonnable et passionnée de la France républicaine.
J’imagine qu’aujourd’hui, il a de quoi se retourner dans sa tombe, quand on voit à quel point les deux compétiteurs du second tour font la danse du ventre pour appâter les 6,5 millions d’électeurs de Marine Le Pen (17,90%),
même si le PS est plus médiatiquement subtil que l’UMP dans cette "chasse" (cela dit, une élection donne
rarement la prime au plus subtil).
Mais revenons à ce cher Bernard Stasi.
« Ces Stasi, pas mal pour des fils
d’immigrés ! » selon les mots d’une femme bien née glissée à l’oreille de sa voisine lors d’une
remise de décoration de Bernard Stasi à l’un de ses frères. Gérard sorti de HEC, Mario avocat au barreau de Paris et Bernard, ancien ministre, ancien député, ancien Médiateur de la République et
l’honneur de la classe politique.
C’est l’une des anecdotes qui a été racontées lors des funérailles de Bernard Stasi à l’église
Sainte-Clotilde à Paris 7e le mercredi 11 mai 2011. François Bayrou y avait prononcé l’éloge funèbre devant l’ancien Président Jacques Chirac et son épouse Bernadette, Simone Veil et son époux Antoine, Jean-Louis Borloo, Michèle
Alliot-Marie et Patrick Ollier, Jacques Barrot, Bernard Bosson, Jean-Louis Bourlanges, Hervé Morin, Pierre Méhaignerie, Jean Arthuis, et beaucoup d’autres amis, centristes, ou pas, ou plus, pour qui Bernard Stasi
avait beaucoup compté.
Bernard Stasi, fils de Mario (Catalan) et de Mercedes (Cubaine), petit-fils également d’étrangers, a dû faire une demande officielle pour obtenir la
nationalité française à ses 18 ans. Avec un seul but : servir la France. Il l’a fait par la plus haute voie, la plus prestigieuse, par l’ENA.
Bernard Stasi a été élu député en juin 1968 (à 37 ans), fut ministre du gouvernement de Pierre Messmer du 5 avril 1973 au 27 février 1974, mais ayant préféré en avril 1974 Jacques Chaban-Delmas, son dynamisme et sa "Nouvelle société", à Valéry Giscard d’Estaing, il n’est jamais retourné au pouvoir, comme d’autres nombreux "sages" de la vie politique
(dont Pierre Mendès France, Philippe Séguin etc.).
Dans cette époque troublée par les crises économiques successives depuis près de quarante ans, dans une société en perte de repère, le repli sur soi,
l’individualisme et surtout, la peur identitaire réussissent progressivement à envahir les esprits.
L’immigration a été le thème porteur du Front national dès
1983. Il est toujours le même leitmotiv. Plutôt que la haine, il faut plutôt parler de la peur de l’autre.
L’autre, celui qui est différent, est effectivement une considération à double face. La première face, celle qui se voit trop de nos jours, c’est
celle de l’indésirable, celle du supposé voleur, celle du prétendu profiteur. Heureusement, il existe aussi la seconde face, celle qui enrichit, qui apporte des nouveautés, qui épanouit, qui
transforme la société française.
Les Américains ne se seraient jamais construits sans immigration. Ils ont bien compris que l’apport ne peut être enrichissant que lorsqu’il est
nouveau, différent de ce qui existe au départ. Regénérant.
Les Français constituent aussi une nation d’immigration, avec de nombreux apports successifs, les plus récents : Italiens, Polonais, Portugais et
maintenant Maghrébins.
Rappeler que c’est dans la différence qu’une société progresse serait d’un intérêt nationale majeur.
Sans aller jusqu’aux portes de l’Évolution, où le mâle a pu modifier génétiquement des espèces génétiquement identiques par un apport extérieur, il
est assez facile de constater ce que l’altérité permet l’enrichissement des sociétés.
Lorsqu’il y a eu la fièvre de Dreux, en septembre 1983, que le candidat RPR a fait entre les deux tours une alliance avec Jean-Pierre Stirbois, le
numéro deux du FN, puis l’a emporté sur la maire socialiste sortante, il n’y a pas eu beaucoup de responsables de l’opposition à en avoir compris la gravité : Simone Veil, Philippe Séguin,
et Bernard Stasi. Ce qui encouragea Jacques Chirac à être intraitable dans son refus de toute alliance, même locale, entre le RPR qu’il présidait et le FN. Dans la pratique, il y a eu plus de cas
locaux douteux avec le PR, branche de l’UDF, qu’avec le RPR, tout simplement parce que l’UDF était un parti bien moins discipliné.
C’est sans doute par défi et par provocation mais aussi dans la volonté de reprendre le fil du débat sur l’immigration que Bernard Stasi a publié dès
décembre 1984 un livre au titre évocateur : "L’immigration, une chance pour la France" (éd. Robert Laffont). J’ai eu le privilège d’avoir participé à l’organisation d’une conférence à la
Faculté de droit de Nancy en 1991 avec lui comme invité principal, au titre un peu différent : « L’immigration, une chance pour
l’Europe ? » et nous craignions surtout des actes de vandalisme de la part de militants du FN.
Car avec un tel livre, Bernard Stasi devint très vite la bête noire de Jean-Marie Le Pen, à tel point que dans un débat qui les opposait tous les deux
sur France Inter le 6 février 1986, un mois avant les élections législatives qui firent débarquer trente-six députés du FN (grâce à la sournoise réforme du mode de scrutin par François Mitterrand), le dialogue fut à la limite de l’insulte :
BS : – Je n’ai pas les mêmes convictions que vous.
JMLP : – C’est un peu normal, puisque vous êtes fils d’immigrés et vous n’avez été français qu’à l’âge de 18
ans.
BS : – Vous avez le culot de me dire qu’en tant que fils d’étrangers, je n’aurais pas
le droit de faire de la politique ?
JMLP : – Je crois que c’est une question de bon
goût.
Bernard Stasi était devenu « la tête de Turc des maniaques de la xénophobie », selon la
formule de Salim Jay, journaliste au journal "Le Soir" qui, le 10 mai 2011, a écrit ceci : « Nous étions alimentés par un homme politique
appartenant au centre : la surprise venait de son insistance à réfléchir en toute bonne foi. Je fis
donc le pari qu’un esprit aussi pondéré ne saurait mener une carrière foudroyante. Il était drôle de constater que son assistante parlementaire intervenait, parfois, pour remettre le balancier à
droite ! (…) Bernard Stasi était de ceux qui préfèrent construire l’harmonie plutôt que nourrir la cacophonie. ».
Le journal soutenant le FN, "Minute", en avait même fait ses gros titres : « Bernard Stasi, l’homme
qui veut couvrir la France de mosquées ».
Pourtant, dans son essai, Bernard Stasi avait au contraire esquissé un diagnostic très cru de la situation française : « Le noyau dur du problème se situe bien dans la confrontation d’une France de tradition chrétienne et de statut laïc face à une communauté étrangère
importante, peu à peu intégrée juridiquement à la citoyenneté française, mais dont les comportements moraux, familiaux et civiques sont totalement imprégnés de son appartenance au monde musulman.
(…) Curieusement, peu de familles politiques acceptent de reconnaître la nature de cette confrontation. (…) L’État, paralysé par l’affirmation constitutionnelle de sa laïcité, et plus encore par
une certaine conception frileuse de cette laïcité, se sent impuissant à reconnaître, voire à situer, ce qu’est désormais devenu l’Islam sur la terre de France. (…) Il faut prendre clairement
conscience des exigences qui résultent d’un phénomène de cette ampleur. ».
Jean-Marie Le Pen a ensuite sans arrêt cherché à humilier Bernard Stasi, notamment en faisant voter ses députés pour le socialiste Roland Dumas contre
lui à la présidence de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée Nationale en septembre 1986 ou encore en l’insultant après la chute du mur de Berlin : « Quand on s’appelle Stasi, on fait comme le
parti communiste, on change son nom ! ».
Du reste, il n’y a pas eu que le FN qui s’est opposé à Bernard Stasi et par exemple, un ancien Ministre de l’Intérieur membre de l’UDF (PR), Christian
Bonnet, n’avait pas hésité à demander à Jean Lecanuet, président de l’UDF, d’exclure Bernard Stasi de l’UDF en raison de ses idées sur l’immigration. Christian Bonnet a d’ailleurs été l’auteur de
l’expression "Stasibaou" (en utilisant le nom du leader indépendantiste Jean-Marie Tjibaou assassiné le 4 mai 1989, mort un 4 mai aussi) pour insulter Bernard Stasi qui considérait que les
problèmes en Nouvelle-Calédonie remontaient bien avant 1981.
Bernard Stasi a "récidivé" sur le thème de l’immigration en publiant en janvier 2007 un livre intitulé "Tous Français ; immigration, la chance de
la France" (éd. Hugo) en collaboration avec le journaliste Olivier Picard, ami de longue date. Dans cet essai, il a remis à jour son appel à une prise de conscience de la grande richesse de la
diversité française, sans faire de l’angélisme mais en cassant les idées reçues et en démontrant que la nation a besoin de ce nouveau souffle pour relever les défis qui l’attendent :
« Réveillons-nous, citoyens, sortons de nos torpeurs, et marchons pour construire, autrement que par le verbe, cet insaisissable vivre
ensemble. ». Ce livre est paru lors de la campagne présidentielle de 2007 et ce n’est pas un hasard si Bernard Stasi avait choisi de soutenir la candidature de François Bayrou.
Ce n’est bien plus tard, en tombant sur certains sites Internet, que je me suis aperçu que l’abréviation "CPF" était en fait une conséquence
surréaliste de cette haine tenace et maintenant posthume qu’ont nourrie nombre de militants du Front national contre Bernard Stasi. En effet, "CPF" désigne dans le langage codé des forums
électroniques des immigrés, plutôt d’origine maghrébine (on pourrait même dire "d’apparence musulmane"),
sigle qui signifie "chance pour la France" en relation directe avec ce livre de 1984 !
Cette haine, François Bayrou l’a également palpée il y a un an : « En 1984 (…), les meutes se
déchaînent. Nous sommes en 2011, plus d’un quart de siècle. Normalement, ce genre de vagues et ces raz-de-marée, et ces tsunamis, devraient être calmés. Celui-là non. (…) À l’annonce de la mort
de Bernard, il y a un grand nombre de réactions, quelques-unes reconnaissantes et élogieuses. Mais il y a des dizaines d’insultes, les mêmes, les pires, la même haine, toute neuve, comme un
hommage rendu à l’homme libre par la méchanceté jamais lassée, la haine au front bas. ».
Pourtant, c’est bien lui qui, après la loi de 1905, a essayé de réfléchir et de moderniser l’idée de laïcité en France par la mission que lui avait
confiée le Président de la République Jacques Chirac qui a abouti à un rapport publié le 11 décembre 2003
et qui a eu pour conséquence la législation sur l’interdiction du voile islamique dans les écoles.
C’est lui aussi qui fut à l’origine de la création de la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) qui a pour but
de surveiller toutes les discriminations et qui a été rattachée récemment (en 2011) aux prérogatives du nouveau Défenseur des droits (Dominique Baudis).
Bernard Stasi a toujours su garder sa cohérence politique et sa foi en l’unité nationale. En 1973, il l’avait déjà exprimé : « Il ne peut y avoir de transformation pacifique de la société dans un pays
où s’affrontent deux camps irréductibles. » et il l’a redit en 2007 : « Il m’est toujours apparu comme une évidence que les problèmes
les plus difficiles imposent la recherche obstinée d’un consensus. Ce qu’il faut pour la France, ce sont des majorités de conviction. ».
Il le répétait encore le 3 avril 2007 au journal "Le Monde"
: « Les Français ne sauraient accepter une démarche d’affrontement, une logique de rapport de force, à l’heure où, tous ensemble, les responsables
politiques ont l’impérieux devoir de les réconcilier avec l’idée d’une France tolérante, attachée à sa diversité, et européenne. ».
Passionné de politique étrangère et buveur d’eau en milieu champenois (il fut battu par un viticulteur de droite dure en mars 1993, lui ôtant l’espoir
d’être nommé Ministre de la Culture dans le gouvernement Balladur), il fut le témoin exigeant et le
dénonciateur de nombreux événements scandaleux dans le monde, comme le coup d’État de Pinochet au Chili le 11 septembre 1973 (le lendemain dans "Le Monde" : « Le coup d’État doit être sévèrement condamné. Le Chili mérite mieux qu’un régime de colonels. ») ou encore le génocide bosniaque entre 1992 et
1995.
Il a aussi violemment protesté contre l’absence de réaction du gouvernement français au coup d’État du général Jaruzelski en Pologne le 13 décembre
1981 par une question orale le mercredi 16 décembre 1981 à l’Assemblée Nationale.
Lui, si épris de liberté, Bernard Stasi était hélas muet lors du début des révolutions arabes. La raison ? Depuis 2005, la maladie avait commencé son œuvre malheureuse. Il avait encore réussi à soutenir le Traité constitutionnel européen lors de
la campagne du référendum du 29 mai 2005 (comme le raconte très bien l'ami Hervé Torchet).
Lors de ses funérailles, j’ai entendu une personne assurer que Bernard Stasi avait gardé sa dignité même lorsque sa maladie était à stade très avancé.
Mais personne n’y peut rien contre cette saleté et quel que soit son état, quel qu’en soit l’avancement de son mal, tout malade est digne et mérite dignité.
C’est à cette dignité que je veux rendre un nouvel hommage ce vendredi 4 mai 2012, la dignité d’être Français, d’avoir été un Français voulu, libre,
qui a servi, qui a aimé, qui s’est passionné pour la France… et grâce à lui, ma propre dignité de Français de savoir que la France, la France éternelle n’est pas dans les débats bas du front mais
dans les projets qui élèvent l’esprit et le cœur.
Et François Bayrou d’affirmer : « Dans cette marche vers le dépouillement ultime, le dépouillement
radical, se produisent aussi des transmutations : (…) "quand on passe l’or au feu du creuset". (…) Bernard n’a jamais plié, jusque dans la nuit la plus noire. ».
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (4 mai
2012)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Les souvenirs d’Hervé Torchet.
Bernard Stasi a 80 ans.
Pas de politique sans
morale.
Merci
Bernard !
Rapport Stasi du 11 décembre 2003 sur la laïcité (à télécharger).
Hommage de François Bayrou à Bernard Stasi (11 mai 2011).
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/bernard-stasi-l-immigration-une-116148